La quantité de voix qui interviennent dans le texte semble avoir posé quelque souci à l’auteur, notamment dans le critère à adopter pour procéder au choix des citations, de leur dimension et de leur distribution.
« Comment présenter ces cas, choisis parmi une cinquantaine ? Et dans quel ordre ? Par ordre alphabétique ? Par ordre de détresse ? Toute classification ne peut qu’être artificielle, puisque tous les discours tournent autour de la même détresse, quelle que soit la gravité du trouble : ils disent l’exil, la folie, la mort. » (143)
Le souci qui désoriente l’auteur est central dans la problématique testimoniale : il s’agit du drame de « présenter » ce qui est irreprésentable et à la fois répétable et unique dans l’expérience de la migration. Toute tentative ne peut que donner un résultat « artificiel » ou relever de l’artifice puisque l’acte de présenter est difficilement séparable de celui de représenter. L’auteur est tout entier immergé dans une situation de représentation où prime la nécessité de donner un sens à la souffrance dont il est témoin. Puisque l’événement de la migration, comme tout événement, est inséparable de « l’impérieuse demande de sens » (l’événement demande au sujet de répondre), 31 le témoin se trouve ici, comme Habel, dans la même scène d’interpellation, où le récit subjectif se trouve sous l’emprise de différentes pressions.
Nous avons déjà pu apprécier que cette réponse subjective transforme la maladie en signifiant de la migration postcoloniale. La transformation se perçoit dans le traitement d’un matériel au départ scientifique qui glisse vers quelque chose d’autre, faisant dérailler les règles de présentation. L’explicitation des critères et des méthodes suivis dans le choix de l’échantillon reste ainsi dans l’ombre, derrière des préoccupations plus urgentes. Pour l’auteur les voix qui interviennent – sur le plan de la quantité, du choix et de la distribution – ne sont pas pensées en termes sociologiques, elles se soustraient ainsi à la classification et éloignent le texte du genre « essai scientifique ».
La position à l’intérieur de la narration du passage que nous venons de citer est éclairante à ce propos. L’auteur s’exprime sur le problème de la quantité et de la distribution seulement dans la troisième partie, comme si la narration avait suivi jusque-là la tension de l’urgence de dire. Jusque-là, les autres précisions requises par l’essai scientifique, sont diluées dans le texte de façon impromptue.
Le lieu où devrait se trouver la description de la recherche, ainsi que des entretiens, leur traitement, le critère de choix des citations rapportées, est entièrement occupé par le témoignage de l’auteur. L’introduction est en effet le lieu où survient le contraire de ce à quoi laisserait s’attendre l’essai scientifique. Cette donnée met en lumière une position assez claire d’un point de vue générique, mais de l’autre elle laisse le lecteur complètement dans l’obscurité quant à la « factualité » de la situation dans laquelle se sont déroulés les entretiens. L’engendrement de la parole de l’immigré est laissé en suspension et à la reconstruction du lecteur. Cette absence de cadre factuel fait appréhender la recherche qui a précédé la rédaction de LPHS comme un élément soumis à une fonction d’attestation : elle vient garantir paradoxalement la véracité de la parole testimoniale de l’auteur, qui est une vérité sans vérité.
En reconstruisant le cadre de la recherche qui se présente ainsi fragmentée dans le texte, nous pouvons reconnaître que parmi la « cinquantaine de cas » que l’auteur atteste avoir écoutés, apparaissent ici vingt-trois micro-récits de vie présentés individuellement et d’autres qui interviennent de façon plus anonyme, ce qui doit représenter le même nombre de cas pris en examen dans la thèse (vingt-sept). Le narrateur indique le nombre des cas pendant la présentation des classifications d’impuissance, établies par la médecine psychosomatique. L’échantillon est ainsi inséré dans un autre discours et n’est pas présenté dans ses caractéristiques précises. Il est maintenu entre les parenthèses d’un complément :
« Quant à l’absence d’éjaculation, sur les 24 cas, un seul consultant nous a dit ne plus éjaculer du tout ; il s’agissait d’une impuissance physique définitive. » (31)
Quant au groupe de recherche, l’auteur affirme travailler en équipe sans jamais détailler la composition ou le fonctionnement du groupe. Il conduit sa recherche avec des médecins et des psychiatres (Dr. G., Dr. R., Dr. S.) mais nous ne savons pas si les entretiens se déroulent en leur présence ou pas. Nous ne savons pas s’il est le seul à avoir écouté la souffrance des immigrés maghrébins, s’il est le témoin privilégié qui est mis en scène parmi d’autres témoins possibles. Parfois l’utilisation d’un « nous » sème le doute :
« Nombreuses consultations ensuite, avec un discours identique. (…) des séances muettes. Des sourires et quelques mots ironiques en partant. Il [M.A.] nous lance un défi et continue de venir quand même » (146).
L’utilisation du « nous » peut être une trace du style de la thèse ou un renvoi au travail d’équipe. Cependant, le « nous » est plus facilement reconnaissable dans les paragraphes de réflexion psychanalytique ou sociologique. La différenciation entre la première personne du singulier et la première du pluriel marque plutôt l’écart entre ce qui est admis par la communauté scientifique à laquelle renvoie et l’opinion personnelle de l’auteur.
« On ne peut mettre entre parenthèses sa condition d’immigré [du Maghrébin atteint de troubles psychiques], comme on ne peut effacer de sa mémoire l’époque de la colonisation, ni considérer ses rapports avec la France et les Français comme simples. Nous avons admis l’idée de la latence. Mais le fait est que c’est en France que le trouble se déclare. Je ne prétends pas que la santé mentale du Maghreb soit bonne. » (105) 32
Dans le passage précédent, relatif à l’histoire de M.A., le « nous » laisse penser plus spécifiquement à l’équipe au sein de laquelle ont eu lieu les rencontres, il donne en tout cas l’effet d’une collectivité à l’écoute des immigrés souffrants qui mettrait ainsi en scène une participation française. A la fin de l’histoire de M.A., quelque détail sur l’équipe qui le suivait est donné comme en passant : « Au centre, M.A. était suivi par deux psychothérapeutes. (…) Il avait l’air de vouloir nous pousser à bout » (151). Le travail d’équipe reste toujours à devoir être deviné. Le fragment qui suit vient contredire ce « nous », attestant un dialogue entre deux personnes :
Tu sais d’où viennent toutes ces douleurs qui vont partout dans le corps ?
Non !
Je vais te le dire : c’est parce que le sperme reste prisonnier là, dans mon corps, qu’il me fait mal. (146)
D’autres cas sont encore plus ambigus, comme dans ce passage où le consultant probablement s’adresse à un autre soignant, le Dr. G ?
« Le 22 septembre
Rendez-vous avec le Dr. G. Il [K.H.] ne veut pas quitter le bureau : « C’est la première fois que je parle avec toi, M.G. » (158)
L’auteur ne laisse pas transparaître si les autres membres de l’équipe ont recueilli aussi la parole des immigrés, comment elle circule dans l’équipe et à quelles réélaborations elle est ainsi soumise.
L’encadrement des itinéraires, tant des malades que du chercheur, sont eux aussi présentés d’une façon assez décalée par rapport aux textes scientifiques. Celui des malades, que le langage médical désigne comme « itinéraire thérapeutique », est formulé par l’auteur comme un « long et douloureux itinéraire de l’incertitude et de la souffrance », où la description scientifique cède le pas à l’effet littéraire produit par le redoublement des termes (tant des adjectifs : long, douloureux, que des substantifs utilisés pour qualifier l’itinéraire : incertitude et souffrance).
L’itinéraire du chercheur occupe quant à lui, dans la plupart des essais scientifiques et des thèses de recherche, la partie introductive afin de décrire la démarche et le cadre institutionnel du travail. Il s’agit habituellement pour les auteurs de livrer le plus possible de détails sur les choix, les critères et les méthodologies suivis pour concevoir et analyser les entretiens avec des consultants. Les critères relatifs à l’échantillon (consultants choisis) sont détaillés tout comme le type d’entretien, les « conditions de validité » des résultats, les conditions de réalisation des entretiens et le cadre institutionnel dans lequel la recherche et les entretiens ont eu lieu. 33 Ben Jelloun en revanche donne quelques éléments vers la fin du premier chapitre.
Si, d’un côté l’absence de précision scientifique éloigne le texte du genre « essai scientifique » ou « thèse scientifique», de l’autre elle l’inscrit dans une logique narrative autre où le cadre de la recherche se dilue dans le « long et douloureux itinéraire de l’incertitude et de la souffrance » (38). Ce décalage ne structure cependant pas une frontière nette entre une narration scientifique et une narration littéraire. Dans les essais, d’anthropologie médicale, par exemple, il est courant de retrouver des narrations relatives aux récits de vie dont la narration assumée par un narrateur hétérodiégétique et la richesse de détails descriptifs concourent à conférer un aspect littéraire à des textes censés s’adresser à un public scientifique. Il est intéressant de constater que cela a lieu le plus souvent dans des essais qui remettent en discussion le statut ontologique d’une science : les frontières entre science et littérature se montrent ainsi comme le fruit de constructions aprioriques. Quand, par exemple Byron Good s’interroge sur le vécu de la maladie et l’interprétation de son récit, le but scientifique de comprendre la maladie se déplace vers une compréhension plus générale de l’homme, dont l’analyse des récits ouvre des perspectives communes au monde littéraire et scientifique. 34
Le décalage au sein de LPHS est entretenu par l’absence de données relatives aux modalités et conditions factuelles des entretiens : le lieu reste complètement pris dans l’abstraction d’un « centre de médecine psychosomatique ». L’absence d’encadrement du lieu force elle aussi à un travail d’imagination et de reconstruction. Tel qu’il se présente, le centre est un non lieu du contexte des années 70 apparu dans l’urgence de trouver un remède au malaise social exprimé par les immigrés. Dans ce sens, il est un lieu du discours, celui sur la psychiatrie sociale et sa critique. Cet autre « blanc » factuel sur le lieu de l’énonciation où la parole des consultants s’engendre dans le dialogue avec l’auteur, conditionne l’aspect de l’énonciation même. Celle-ci prend ainsi la forme d’une parole déracinée de son contexte et fixée dans l’écriture. La manipulation majeure a lieu par ce déplacement de contexte opéré par l’auteur que l’absence de lieu vient signaler. Les paroles des consultants migrent du cabinet de consultation, des fiches médicales, où elles ont été probablement notées, vers un livre de grande distribution. Cette absence et le processus de déplacement qui l’origine, se lient à un autre effet d’écriture qui se détache ainsi : l’absence de lieu du présent de l’énonciation renvoie par défaut aux seuls lieux indiqués dans le texte qui sont les lieux de vie des immigrés. Les consultants sont représentés ainsi davantage comme immigrés que comme consultants, ce qui permet de mettre en relief les lieux de leur « haute solitude » que nous pouvons reconstruire à partir des fiches 35 :
Habite dans une chambre d’hôtel
Habite dans un petit appartement
Habite dans un hôtel
Habite dans un appartement qu’il partage avec d’autres travailleurs nord-africains
Habite à l’hôtel
Habite dans une pièce
Habite dans un foyer (une chambre qu’il partage avec trois autres ouvriers)
Habite dans un hôtel (une chambre qu’il partage avec un compatriote)
Vit dans un appartement avec ses frères
Habite seul dans une chambre d’hôtel
Habite dans une chambre d’hôtel
Habite avec son frère
Habite dans un foyer
Habite seul dans une chambre
Habite dans une chambre
D’autres lieux sont évoqués à l’intérieur de la narration des histoires de vie, comme l’usine, le bordel et le métro. Le texte compose ainsi une sorte d’archive des lieux de transit, à laquelle d’ailleurs l’auteur puisera dans son œuvre suivante où elle passe à un degré de fiction supplémentaire 36 . Ce relief des lieux de solitude et le manque de précision sur le travail d’équipe mettent en scène aussi la solitude dans laquelle Ben Jelloun se trouve à mener son travail de soin. Doctorant en psychiatrie sociale, avec une formation philosophique et non pas médicale – sans non plus d’expérience de psychanalyse : « je ne suis pas moi-même analysé » (23) – il a la lourde tâche de trouver une méthode pour soigner les siens à l’intérieur d’un système de soin qui le positionne face aux siens. La présentation de la méthode suivie ne peut se réclamer ainsi que d’une non-méthode, ce dont les raisons vont apparaître le long du texte :
« On serait tenté de caractériser les entretiens périodiques que j’ai eus avec les consultants maghrébins dans un centre de médecine psychosomatique, où des psychiatres prennent des consultants en psychothérapie, comme des fragments de psychanalyse sauvage » dans le sens freudien. Comme je ne suis pas moi-même analysé, on pourrait alors qualifier mes interventions de légères, voire dangereuses du point de vue scientifique. (…) Alors, qu’était donc cette méthode où toute rigueur semblait impossible, que j’improvisais au fur et à mesure de la relation et dont les lignes principales m’étaient dictées par le patient lui-même ? Je la nommerai (en toute prudence et de manière non définitive) une « psychothérapie analytique contrôlée et quelque peu trébuchante »… » (23) 37
Les autres points d’appui pour cette non-méthode sont constitués par les critiques de la discipline de référence (la psychiatrie sociale) qui deviennent au fur et à mesure le lieu où le discours bute.
« Si je devais préciser dans quelle discipline s’insérait mon travail, (…) je dirais que mon action relevait de la psychiatrie sociale. (…) Cependant, si l’on se réfère aux définitions qu’on donne habituellement de la psychiatrie sociale, on peut émettre quelques réserves quant au champ de ses applications s’agissant de la réalité de l’émigration. » (19)
Quand il procède à une critique détaillée de quelques définitions de la psychiatrie sociale, même si Ben Jelloun s’attache à d’autres objets, ce qui est en question est en réalité l’impossibilité d’une méthode.
« Ainsi, Maxwell Jones définit la psychiatrie sociale comme l’ « étude des méthodes de traitement par le moyen de la formation des communautés, par la ré-éducation des inter-relations ». (19)
Ben Jelloun critique justement l’artificialité de la constitution des communautés pour des personnes qui sont séparées de leur communauté originelle et aussi l’impraticabilité d’une « ré-education des inter-relations » pour des hommes qui ne sont pas en couple. Par cette critique l’auteur s’attache moins à une critique de la discipline en elle-même qu’à rendre explicite, dans le positionnement hybride qu’il occupe, l’impossibilité de toute méthode face à la migration et, par contrecoup la nécessité du témoignage.
Par ailleurs, si la méthode d’après Descartes est une pratique de la pensée basée sur le doute, elle se concilie très mal avec le témoignage, fondé à l’opposé sur la croyance. Cette impuissance de la science à soigner la migration est solidaire de l’affirmation du témoignage comme seule forme possible de dire au pouvoir thaumaturge. Quand l’auteur décrit sa non-méthode, il affirme qu’elle se structure selon la volonté du patient qui lui dicte les lignes : « les lignes principales m’étaient dictées par le patient lui-même » (23). Finalement la méthode de Ben Jelloun est celle de l’écrivain public à qui « ceux qui ne savent pas écrire » s’adressent pour dicter leurs paroles. Le témoignage fait voler en éclat la méthode et par là corrompt le genre de l’essai scientifique. Cet éloignement de la crédibilité scientifique est symétrique d’un rapprochement du « vrai » littéraire par tous les appels à une impuissance de l’auteur « à dire » qui vont construire une métaphore silencieuse du travail de l’écriture. Dans le glissement qui s’élabore dans le traitement de la parole des consultants en témoignage, de celui-ci au témoignage de l’écrivain, le processus d’appropriation de la parole des consultants, et d’identification dans l’immigré, ne s’apparente-t-elle pas à une prise de possession parallèle du concept de travail ?
Cf. supra, III, 4.4 « Quelque chose arrive; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre. » Le discours de Habel.
Nous soulignons en italique.
Nous l’avons constaté dans une thèse en médecine générale, dont la matière de départ est constituée aussi d’entretiens, Souweine, Guillaume, Apports d’une approche anthropologique du diabète de type 2 à l’épistémologie de la médecine, Université Lyon 1, Faculté de médecine Lyon Nord, 2006.
Voir par exemple le beau chapitre sur le vécu de la souffrance dans : Good, Byron, op.cit., p. 244-338. Il est d’ailleurs marquant que Good ait formulé sa première phase du travail comme une étude de la maladie « en tant qu’objet esthétique », du fait que l’étude de la narration l’a renvoyé abruptement à traiter le récit du vécu comme objet littéraire. Voir p. 340.
Cf. l’archive des fiches, Annexe 2.
Dans La Réclusion solitaire le lieu d’habitation du protagoniste est en effet une valise.
Nous soulignons.