2.1.3. L’identification

Dans cette dynamique circulaire où la parole se passe comme un témoin, le statut des récits des consultants est assez complexe. Il faut d’abord se questionner sur l’identité conférée aux voix par l’auteur. Avant de l’apercevoir en tant que sujet, donc avant que l’auteur donne libre cours à l’irruption de la voix directe, le lecteur est en effet confronté à une multiplicité de désignations qui définissent celui qui va parler. Dans les trente pages qui précèdent le chapitre « Itinéraire », où les voix prennent la place du discours à la première personne, Ben Jelloun introduit ces même voix comme : immigrés, Nord-Africains, travailleurs, hommes, individus, consultants, patients. Ces substantifs construisent d’emblée les champs qui vont se dessiner dans le discours global. L’ « immigré » définit un champ où se croisent des réflexions sociologiques, historiques, politiques et littéraires. Les différents substantifs autour de la personne (homme, individu) construisent un discours inhérent au récit de soi et au témoignage, dans leurs implications éthiques et littéraires. Autour du « consultant » se tisse un discours qui part des sciences médicales pour retentir, par les différents signifiés du soin et de l’impuissance, dans le champ littéraire. La scène d’interpellation dont jaillissent les récits rapportés est celle d’une consultation atypique puisque Ben Jelloun n’a pas un statut institutionnellement reconnu de soignant. L’action d’« aller consulter » à son tour génère l’interpellation de Ben Jelloun (les consultants formulent une demande) dont le récit est régi par une énonciation testimoniale.

Parmi toutes ces désignations utilisées avant d’entrer dans le vif des voix, celle de « consultant » revient le plus souvent, sans arriver cependant à s’imposer sur les autres : les récits des consultants sont en même temps les récits d’hommes, d’immigrés, de travailleurs et de maghrébins. A cette identification qui définit un objet du discours polyédrique s’ajoute celle que compose la présentation individuelle sous la forme d’une fiche. La voix directe des consultants s’embraie sur cette annonce et les transforme d’objet du discours en sujets qui y participent activement.

Le processus d’identification a lieu aussi pour Ben Jelloun, par lui-même, mais aussi par les interventions des consultants. En l’interpellant, ils l’identifient comme un soignant différent des autres, avec lequel ils partagent la langue et certains traits culturels qui définissent un « nous » :

‘« Tu parles arabe ? Bon, alors écoute, et ne fais pas comme les autres. » (A.S., 33)’ ‘’ ‘« Dis-moi la vérité, toi au moins, tu es de chez nous, un frère ; les médecins européens ne comprennent pas ça » (Y.L., 41)’ ‘’ ‘« Si tu ne peux rien faire pour que je guérisse, ne me fais pas aller et venir, dis-moi la vérité et laisse-moi partir. Entre nous, tu es un frère, alors dis-moi… (A.I., 166)’ ‘’ ‘« Peut-être qu’ils ne veulent pas me soigner. C’est peut-être parce que je suis berbère. Alors qu’est-ce que tu me donnes, toi, pour que je bande ? » (Un Marocain, 128)’

D’autres fois il est perçu dans l’ensemble de l’équipe médicale, d’une façon neutre : « tu comprends, (…) j’ai besoin qu’on m’aide. J’ai besoin d’être encouragé par une femme ou par vous. » (Y.L., 41) ; avec des appréciations « Monsieur Ben Jelloun est gentil. (…) Il n’y a pas de soin ici » (M.A., 148) et parfois d’une façon critique :

« Mais alors qu’est-ce que vous faites ici, toi et l’autre Français, puisque vous n’arrivez pas à me faire bander ? » (Un Algérien, 50).

« Avez-vous, toi et l’autre, l’intention de me guérir ? Sinon libérez-moi ! » (146)

Ou encore il est interpellé pour réaliser une médiation :

« Est-ce qu’ils n’ont pas un appareil perfectionné pour me débarrasser de ce virus ? » (L.B., 46)

« Mais pourquoi Renault, chez qui j’ai travaillé si longtemps, me laisse tomber ? » (M.S., 56)

Parmi les signes d’auto-identification du narrateur, tout au long du texte, la référence constante au rôle de « magicien », à une figure de guérisseur public dont l’écrivain se sent investi par la demande ambiguë des consultants, est le signe de la construction d’une image publique faite par le moyen de l’écriture. Les voix des consultants sont ainsi incrustées aussi dans un projet narratif où l’invention de cette figure hybride d’écrivain s’inscrit en toile de fond de tout le texte.