La parole des immigrés est distribuée de façons différentes dans les trois parties du texte. Les deux premières parties en effet montrent un degré d’« incrustation » plus fort que la dernière, dans le sens que les récits rapportés répondent plus souvent aux nécessités rhétoriques du discours descriptif du narrateur. Dans la dernière partie par contre le discours de l’auteur se limite à accompagner les récits de consultants qui jouissent de plus d’autonomie dans l’ensemble de la narration.
La dimensiondes fragments de récits rapportés est variable. Elle oscille entre la forme minime d’une phrase et un récit plus articulé qui en général ne dépasse pas le cadre d’une page, à l’exception de l’histoire de M.A. (147) qui est construite par un outil narratif supplémentaire : le rapport de narco-analyse 38 .
Les récits rapportés sont centrés dans la page et transcrits dans la même police mais avec une dimension inférieure à celle utilisée par le narrateur. Cette présentation graphique, dans l’édition poche en particulier, pénalise la visibilité du fragment et le met en position subalterne par rapport à la voix du narrateur 39 . Mais la même forme est adoptée pour les citations des textes écrits, ce qui crée une mise en parallèle entre l’autorité de la voix « savante » et celle de la voix de l’immigré. A côté des voix des consultants l’auteur cite le Coran, Lénine, Freud et plusieurs œuvres sur la psychiatrie qui, dans l’entrecroisement des voix, vont former un autre point d’émission, même s’il reste cependant mineur par rapport à la voix des travailleurs.
Parfois, la présentation du consultant s’accompagne de la citation d’une phrase extrapolée du fragment rapporté plus loin, qui va constituer le titre du paragraphe. Cette extension réduite crée un effet poétique contenu dans la densité de l’image, qui confère une épaisseur supplémentaire à la parole testimoniale.
« De tous les hommes, je suis le dernier. » (33)
Ces extrapolations et leur distribution peuvent aussi avoir une fonction rhétorique précise, comme dans ce cas mettre en avant le sentiment d’infériorité qui va estomper la déclaration sexiste qui suit quelque ligne plus loin : « elles [les femmes] sont toutes putains ! » (36).
La distribution des récits rapportés est ainsi rapportable aussi à la construction d’un discours de fond sur les pouvoirs, qui se thématise dans différents typologies, comme par exemple ici le cadre complexe des relations femmes-hommes dans la société maghrébine, qui prend forme petit à petit dans le texte.
Les récits des consultants composent, d’un côté, des fragments d’histoires de vie - dont nous pouvons observer les modalités narratives et une poétique du récit de vie spécifique à un contexte : la relation soignant/malade – et, de l’autre, la matière première sur laquelle se fonde le discours multiple du narrateur. Les deux niveaux (histoire de vie et discours du narrateur) sont très imbriqués : si la présence des voix des immigrés d’un côté vient renforcer la fonction d’attestation de l’auteur, de l’autre elle met en scène une série de micro-histoires de vie qui la déstabilise.
Parmi les instruments de réélaboration du matériel oral, nous pouvons observer que l’auteur accomplit des gestes qui interviennent d’une façon directe, dans le sens d’une prise directe sur la parole des consultants pour la rendre tangible. Il s’agit là de certaines stratégies de mise en forme, d’étalement de la parole, qui passent pour des signes objectivants. Ceux-ci répondent à un souci indirect de mise en forme narrative. D’autres outils accomplissent une réélaboration plus cachée et indirecte, comme les choix relatifs à l’agencement des différentes histoires, leur embrayage sur la voix du narrateur et leur emplacement dans les discours de l’auteur. Ils appartiennent de façon plus manifeste à l’ordre narratif.
Nous allons d’abord procéder à une observation générale relative à l’aspect des récits des consultants tels qu’ils se donnent visuellement, pour analyser au fur et à mesure les fonctions que certains choix de surface et de distribution de la parole des consultants laissent apercevoir.
Cf. supra : 1.2.1. Echec du soin, échec du récit : idéologie et vérité.
Cet effet est moins fort dans la première édition en format plus grand (broché).