Le problème de la définition du sujet du discours (identifier qui parle) et son embrayage énonciatif se résout dans le texte par la déclinaison des états civils qui définissent la personne dans son cadre social et précèdent la prise de parole. Cette forme est un hybride entre le témoignage neutre, dans lequel la voix du tiers n’intervient presque pas et où les témoins sont présentés avec le plus de détail possible, et l’essai scientifique dont le devoir de discrétion médicale tend à effacer le plus possible les données personnelles. Si l’on regarde la composition de Récits d’Ellis Island de Georges Perec, l’on y retrouve une hyper représentation du témoin, duquel sont indiqués le nom, des détails personnels et la photo 40 . Dans l’essai scientifique, par contre, on retrouvera une quantité décidément inférieure de détails sur la personne et son histoire 41 .
Dans LPHS, les micro-récits des consultants sont généralement introduits par une présentation synthétique de quelques données, qui esquisse leur identité, où le nom en tout cas se limite à une indication des initiales. Dans des cas plus rares, leurs voix interviennent de façon encore plus anonyme et c’est seulement la nationalité, ou des initiales sans autres détails, qui servent de terme d’identification. Tel est le cas de la première intervention qui est présentée dans le texte comme une pure voix :
« Ecoutons plutôt M. E.S. » (18)
« Ecoutons ce Marocain de 45 ans, père de deux enfants » (127)
« Un jeune consultant marocain (…) me raconte » (93)
Il est intéressant de remarquer que les données identitaires retenues pour constituer les présentations sont variables, ce qui marque un jeu de composition et de représentation autour d’une structure formelle qui s’inspire de la forme fixe de la fiche d’archive. Cette fiche idéale, qui n’est jamais remplie dans toutes ses cases, se compose des données suivantes :
Les initiales du nom et du prénom
L’âge
La nationalité
L’état civil et le nombre d’enfants
L’arrivée en France
La profession en France
Le domicile
La connaissance du français
La profession au pays d’origine
Père/mère
Famille
Les initiales du nom et l’âge constituent la seule constante de la présentation rapportée.
Par ce jeu des variantes, le résultat donne à la fois l’impression de l’impossibilité de donner une forme fixe pour classer des vies individuelles, et de la rature qui vient parasiter une archive où les données des vies sont, comme dans la réalité, assujetties à la perte. Ce dernier effet se produit par exemple dans le cas de E.S., où seulement trois données sont indiquées.Le phénomène contraire se vérifie aussi quand la « fiche » se remplit de détails supplémentaires par rapport aux autres et se narrativise.
| E.S. 28 ans Parle couramment le français |
E.F. Algérien 39 ans Marié En France depuis 1953 A fait plusieurs métiers, en arrêt de travail depuis trois ans Son père, 70 dix ans, vit en Algérie Sa mère est morte quand il avait 25 ans Habite à l’hôtel |
Les mêmes données peuvent changer d’emplacement, ce qui déplace l’attention sur un détail plutôt qu’un autre. Dans le cas de A.G., par exemple, le déplacement de l’indication du domicile du bas vers le centre va de pair avec la mise en valeur de la situation familiale et de l’histoire coloniale, qui est au centre du discours que le narrateur est en train de développer. L’introduction d’une case que les autres fiches ne présentent pas vient renforcer le récit qui se déploie après la présentation. L’histoire de A.G. est une des plus dramatiques puisque l’impuissance trouve une explication immédiate dans un accident de travail, à la différence des autres cas où les causes sont imbriquées entre elles. Ce fait, qui montre l’impuissance comme conséquence directe des conditions de vie des immigrés en France, est renforcé par l’introduction de détails supplémentaires sur l’histoire familiale, normalement absents dans les autres présentations.
Père infirme (accident de travail en Algérie pendant la colonisation)
Travaille pour toute la famille (cinq frères et une sœur)
L’histoire d’A.G. est introduite par un détail sur son père qui est lui aussi victime d’un accident de travail et dont la datation renvoie moins à un moment précis qu’au phénomène qui en en cause : le colonialisme. Ainsi la situation dramatique d’A.G. reçoit par le biais de la fiche une emphase autour du concept de travail - victime d’un accident de travail, fils de victime d’accident de travail, travaille pour toute la famille – et marque le lien travail-colonialisme qui est une constante dans le discours de l’auteur.
Dans d’autres cas, des décalages par rapport à la norme suivie pour les autres fiches n’ont aucune correspondance fonctionnelle avec le contenu qui suit, comme pour l’indication : « Pas d’enfant » (33), aspect dont il n’est pas davantage question dans l’histoire rapportée de A.S.. Pareillement, dans le cas de T.L. l’indication : « sa femme est restée au pays » (113) est en fait une case vide du point de vue analytique dans le sens où ce n’est ni un renvoi au contenu du récit rapporté ni une variante d’intérêt scientifique signalant une différence par rapport aux autres immigrés mariés (dans tous les cas, ils sont séparés géographiquement de leur épouse). Elle remplit ainsi une fonction potentiellement emphatique. D’autres détails semblent revêtir un intérêt presque décoratif, comme la précision sur le lieu du mariage : « Marié en 1948, en Tunisie » (120), du moment qu’aucun immigré ne se mariait en France à cette époque.
Pour mieux visualiser les variations constatées et le jeu de composition qu’elles produisent nous renvoyons à l’annexe « Archive » où nous avons réunit les fiches, relatives à la présentation des immigrés.
Perec, Georges et Bober, Robert, Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et d’espoir, Paris, INA/Sorbier, 1980. Ce texte aussi a une généalogie très complexe (quatre versions différentes, dont un film) mais en partie soustraite à l’intention de l’auteur, les deux dernières étant conçues par d’autres personnes après la mort de Perec.
Voir par exemple : Cottraux, Jean, Psychosomatique et médecine comportementale. Etudes de cas, Paris, Masson, 1981.