2.2.2.1. Superposition des fonctions illustrative, contrastive et testimoniale

La présence de ces récits rapportés est constante dans tout le texte, à l’exception des chapitres « Présentation » et « Conclusions ». Dès l’introduction, l’intervention de la voix d’un consultant sert d’instrument dialogique qui vient apporter un point de vue « autre ». Cette fonction, que nous allons appeler « contrastive », peut s’accompagner d’une fonction illustrative, ou testimoniale ; en général, ces fonctions peuvent servir à renforcer les différents propos de l’auteur comme celui d’illustrer une thèse (par exemple le racisme et le système du travail comme causes de la maladie) ou bien d’opposer résistance à une certaine image (les immigrés ne sont pas fous). Quand l’auteur est engagé dans une démarche testimoniale directe, la parole de l’immigré peut venir apporter une attestation supplémentaire.

La superposition des différentes fonctions (contrastive, illustrative et testimoniale) est assez claire lors de la toute première introduction de la voix directe dans le texte. Le récit rapporté de M. E.S., fonctionne ici en contrepoint à l’interprétation donné par le médecin sur son état (diagnostic).

Il semble que le traumatisme représenté par l’épisode gonaccique aigu ait déclanché une décompensation psychotique (tendances suicidaires) avec interprétation délirante au niveau des organes, à propos de maux de ventre qui partiraient de l’appareil génital. Il parle d’orage à l’intérieur de lui-même, montre son ventre et sa tête. L’état de ce malade justifie une prise en charge psychiatrique urgente.

M. E.S. était certes déprimé, mais, après mon premier entretien avec lui, j’ai compris que c’était le médecin, effrayé par le discours d’une si grande différence, qui avait relégué cet homme vers le délire et les tendances suicidaires. Ecoutons plutôt M. E.S. :

Je me suis marié en Algérie en 1962. Quand on se marie, il faut nourrir sa famille, alors je suis venu en France (…) » (18)

Le récit rapporté recouvre ici la fonction d’illustrer le parcours interprétatif du médecin (il comprend de quoi il s’agit) mais aussi d’illustrer la thèse de l’auteur pour qui le « diagnostic » va au-delà de la frontière médicale dans la mesure où la différence culturelle est à l’origine de graves malentendus quant à la compréhension de la souffrance des immigrés. Ce malentendu permet d’ouvrir un propos plus large dans lequel il est considéré comme le reflet d’une situation sociale plus grave. Les malentendus culturels recèlent pour l’auteur des interprétations erronées de la différence culturelle qui va servir d’écran pour renvoyer une image faussée de la réalité, comme ici celle d’interpréter la souffrance en tant que folie. Le récit du consultant vient alors attester son histoire ; mais la fonction d’attestation se superpose aussi à la fonction de convaincre (de son état mental) et à celle de contredire (le propos du médecin).

La formule d’invitation à l’écoute, reprise au conteur de la place publique : « Ecoutons plutôt M. E.S. » (18), invite à trouver quelque chose qui « va de soi » dans le discours de l’immigré. Celui-ci intervient sur le discours précédent par le contraste souligné par la conjonction adversative « plutôt ». L’argumentation est laissée à l’évidence du récit du consultant et à la présence de sa voix. L’effet de contraste est créé par l’absence de commentaire de l’auteur et par une introduction succincte qui se limite à souligner le lien trompeur entre « différence » et « délire » qui « relègue », donc sépare, l’immigré et le condamne à la réclusion dans la solitude d’une incompréhension. Le fragment doit aussi convaincre le lecteur de l’état du consultant en matière de délire. Le médecin ayant remarqué dans le récit du malade des « interprétations délirantes » au niveaux des organes et de maux de ventre avait émis le diagnostique de l’une de formes les plus graves de ce qu’on appelle communément folie : la « décompensation psychotique ». (17) 

Le discours du consultant se présente sous une forme très linéaire, sans contradictions ni phrases confuses. Il permet au contraire de suivre un enchaînement précis des faits qui sont survenus dans la vie de ES. L’exposition du discours de l’immigré donne la clé d’accès immédiate pour comprendre le malentendu anticipé par l’auteur, il sert à le rendre visible. L’argumentation est donc laissée à l’évidence de l’attestation. Celle-ci est strictement liée à celle de l’auteur qui précède la citation du diagnostic. Dans son commentaire succinct, Ben Jelloun souligne aussi que les diagnostics médicaux peuvent lancer de fausses alarmes sur les tendances suicidaires. Le récit rapporté vient alors montrer l’entrecroisement des deux témoignages et illustrer le différend dans lequel l’auteur se trouve. Le danger de suicide était en effet présenté comme la source d’angoisse pour le témoin Ben Jelloun qui se trouve ainsi, à l’origine, dans le conflit entre l’avis de la science médicale et sa capacité interprétative personnelle, qui engendre son témoignage.

« J’éprouvais de l’angoisse sur ma propre incapacité, sur mon propre désarroi, sur le peu que je me sentais capable d’offrir. (…) Je devais peser mes mots et gestes, et cela n’avait en fait rien à voir avec le savoir, avec l’autorité de la science. L’éventualité du recours au suicide d’un consultant me serrait le cœur.» (17)