2.2.2.3. Fonction distributive

L’enchaînement des plusieurs récits permet au narrateur d’argumenter par degrés successifs des aspects spécifiques du sujet général (l’impuissance). Prenons toujours l’exemple de l’enchaînement des récits qui composent l’itinéraire, (A.S, Y.L., L.B.).

Le récit rapporté s’enchaîne sur un autre pour montrer une variante par rapport à la norme générale des manifestations des souffrances et des comportements qui s’en suivent. Si la constante constatée par l’auteur est relative à l’investissement du corps dans l’interprétation, l’histoire de L.B. vient renforcer l’idée, déjà ébauchée par le récit précédent, de la relation entre corps et maladie. Mais si la demande d’être opéré contenue dans le premier récit (Y.L.) était rapportée au style indirect : « il continue d’aller voir d’autres médecins et d’exiger qu’on l’opère » (43) celle de L.B. vient s’ajouter avec l’emphase du discours direct pour exprimer la nécessité d’une intervention radicalement directe sur son corps : « Je voudrais voir ce qu’il y a dans ce ventre. (…) Il faut m’ouvrir le ventre, m’opérer » (45). Cet enchaînement, qui distribue les propos des consultants par degrés, donne l’occasion à Ben Jelloun de mettre en relief la spécificité maghrébine dont la mentalité exclut la prise en compte de la sphère psychique de la maladie. Ben Jelloun atteste à nouveau le problème du différend, mais cette fois-ci, il l’articule en testis externe, en retrait par rapport aux récits des immigrés qui sont investis de la fonction de mettre en relief le décalage entre les deux univers, des malades et des soignants. Pour la science (ici la psychanalyse sociale) l’impuissance considérée est d’ordre psychique, une dimension qui n’a pas de consistance pour les consultants. Les travailleurs immigrés impuissants vont constituer ainsi un corps social à part, qui se distingue par le type de demande (une intervention directe sur le corps).

L’histoire du témoin est ainsi l’illustration d’un sujet raconté par le narrateur (ici les étapes d’un itinéraire) qui se clôt, après l’insertion du témoignage rapporté, par la reprise du discours du narrateur. La parole testimoniale directe de l’immigré fonctionne ainsi comme une incrustation à l’intérieur du discours de l’auteur.

D’autre côté, l’irruption de la voix de L.B. donne corps à l’histoire de vie dont les interruptions, nécessaires au discours de l’auteur et à leur imbrication, créent une attente dans la lecture qui renforce la tension narrative. Dans cet enchaînement (Y.L.-L.B.) qui montre la juxtaposition des plans du discours, il faut remarquer que l’émergence de la voix directe confère à la parole de l’immigré un certain degré d’autonomie par rapport au discours où son histoire se trouve imbriquée.