CHAPITRE 3. Statut de la parole rapportée.

3.1. De l’anamnèse au témoignage.

Dans les deux premières parties qui composent LPHS, les récits des consultants rapportés par le soignant Ben Jelloun sont trop brefs pour pouvoir distinguer l’organisation narrative d’une histoire de la maladie et du « malade ». Ces récits supportent la composition narrative du discours de l’auteur, qui est ici en majorité (mais pas uniquement) de caractère sociologique. Tout en présence de la multiplicité de voix des consultants, dans la narration s’établit ainsi une sorte de hiérarchie au sommet de laquelle le lecteur peut distinguer la volonté de composition de l’auteur qui se charge de la responsabilité de choisir de mettre en relief un aspect déterminé de l’histoire et donner ainsi sa « lecture » de la maladie. Cela apparaît aussi dans le décalage temporel qui existe entre le fragment rapporté et l’histoire de la relation soignant/consultant, qui est différente pour chaque cas. La durée des récits apparaît donc soumise à la construction narrative et aux nécessités rhétoriques du discours de l’auteur. Dans ces procédés de sélection de l’auteur, indices de sa réélaboration du récit, nous pouvons identifier aussi le lieu d’un glissement important. La perspective du contenu du récit et du message superficiel du texte, nous confronte à la narration des différents cas de troubles psychologiques dans un texte qui se propose de montrer une recherche de psychanalyse sociale. En langage médical ce type de récit et sa reconstruction s’appelle « anamnèse » :

‘« [Du grec anamnêsis : réminiscence]; (en anglais : anamnesis ; case history). Renseignements fournis par le malade ou par son entourage, sur l’histoire de sa maladie. » 42

Généralement, le récit de l’histoire de la maladie fourni par le malade est toujours soumis à une réélaboration de la part du médecin qui opère une traduction de celui-ci : littéralement il le traduit, dans le sens de déplacer et transporter, dans un autre contexte où les mêmes mots vont signifier autre chose. Ben Jelloun accomplit la même opération, sauf que le déplacement va vers le territoire testimonial et non pas vers le système de référence médical. Mais, comme celle des médecins, sa reconstruction du récit est orientée : son écoute sélective va extraire certains passages en fonction de la construction d’objets conceptuels, dont le majeur est le témoignage.

Ce qui a lieu là est une transformation de l’anamnèse en témoignage : les récits des patients ne sont pas des témoignages mais ils sont traduits par l’auteur dans ce système de référence où le récit de maladie à la première personne du consultant va signifier la souffrance sociale attestée de la migration postcoloniale maghrébine. La parole de l’immigré, changée d’anamnèse en témoignage dans lequel il n’est plus possible reconnaître l’histoire de la maladie, va permettre à l’auteur de construire ses objets conceptuels tout en mobilisant plusieurs réseaux sémantiques. Ces réseaux touchent différents sujets de la culture maghrébine (relation homme-femme, statut de la femme, religion, sexualité) et différents thèmes du discours postcolonial (rapport dominant-dominé, expropriation, esclavage, capitalisme).

Le critère de sélection du récit rapporté est ainsi variable selon le discours que le récit va composer, donnant un effet d’objet polyédrique. Parfois, la parole rapportée garde la forme dialoguée dans laquelle elle s’est engendrée. La présence des deux voix énonciatrices crée un effet de représentation où un moment particulièrement intense dans l’histoire relationnelle est choisi et mis en lumière :

S’ils n’ont pas de médicaments, ils n’ont qu’à me dire ; je saurai quoi faire.

Faire quoi ?

J’irai jusqu’au bout de mon courage…

Quoi exactement ?

Je ne te dirai pas…

Bon !

Le haut de mon courage : me tuer, ou tuer une femme qui m’humilierait. (36)

Ce qui est sélectionné concourt à représenter moins la relation patient/malade – dans les dialogues est toujours absente l’indication des conseils du soignant – que la mise en scène de la présence du témoin auriculaire qui a entendu l’immigré maghrébin parler, dans ce cas désir de suicide suite à la grave souffrance psychique causée par la migration.

Notes
42.

Dictionnaire de médecine Flammarion, Paris, Flammarion Médecine-Sciences, 1992, p. 46.