3.2.1. Construction des récits

Chaque micro-histoire est composée de l’irruption directe de la voix du consultant et du discours narrativisé dont la durée est variable selon les cas. L’histoire de chaque consultant concerne une période de la vie qui a été marquée par la maladie, mais des incursions dans le passé sont présentes aussi. Le récit de l’immigré peut prendre ainsi différentes configurations. Chaque « cas » va d’un début in media res – où est rapporté le fragment du discours de l’une des consultations choisies par l’auteur – vers la fin de la relation. Celle-ci ne coïncide pas toujours avec la guérison et laisse ainsi l’histoire de la maladie inachevée et le lecteur dans le désir d’en savoir davantage sur le sort du malade. Entre le début et la fin, des analepses et des prolepses interviennent dans le discours de l’auteur qui par son récit reconstruit chaque micro-histoire.

Parmi les différents types de configuration, nous pouvons observer que souvent la narration de l’histoire est scandée par des étapes qui, sur une plus petite échelle, correspondent à la narration romanesque classique. Le récit débute souvent par un portrait du consultant très saisissant, avec une description détaillant l’aspect de la personne, quelque trait de caractère et sa façon de parler :

« M. A.S. est de taille moyenne. Parle avec une certaine difficulté, le visage crispé et le regard figé par une grande inquiétude ; cela lui fait paraître avoir dix ans de plus. » (33).

« M. Y.L. est encore un adolescent timide, hésitant et apeuré. (…) Quand une fille lui sourit ou lui dit bonjour, tout son corps tremble. Il ne sait que faire. » (40)

« M. A.O. est de taille moyenne, mince, le regard triste. Il parle doucement ; malgré l’angoisse qui marque son visage un peu vieilli, il aborde facilement avec moi sa situation actuelle et son passé. (85)

« M. M.A. est grand, souriant, décontracté ; c’est un homme sympathique et qui ne manque pas d’humour. » (144)

La prise de parole du consultant peut mettre en scène un début de son propre récit in media res avec l’illustration de ses sensations immédiates :

« J’ai mal, très mal, là [me montre son abdomen]. J’ai vu beaucoup de médecins. Mon ventre est rouge de douleur. Il bat comme mon cœur. Parfois il s’enfle. » (L.B., 45)

« Tout va mal. Tout le corps est mal. Mon cœur palpite, il frappe fort. Des douleurs aux cotes. Elles vont et viennent. Je me fatigue vite. » (158)

Le récit se continue alors par une analepse qui peut porter sur des aspect temporels différents, comme l’itinéraire du malade : « cet état dure depuis 1972, date de son arrivée en France. Il a vu beaucoup de médecins en France et en Algérie quand il y allait en vacance » (159) – ou bien le commencement de la maladie : « tout a commencé il y a un an et demi, à son retour de vacances au Maroc : il s’est aperçu que sa verge coulait » (161).

Au milieu peuvent se trouver soit des commentaires de l’auteur, soit des digressions d’approfondissement thématique ou alors la chronique détaillée des consultations datées. La plus grosse partie est occupée par cette dernière qui donne une impression diffuse « d’objectivité » de la maladie, due à l’effet narratif produit par certains choix de composition, comme le présent historique, le style direct, la distribution des épisodes dans une sorte de journal intime scientifique. Mais en effet, cette « objectivité » est moins le fruit d’une analyse scientifique que la chronique de l’itinéraire de souffrance de l’immigré.

Même s’ils sont les moins nombreux, les commentaires de l’auteur peuvent relever du registre thérapeutique : « Sa libido se détourne sans provoquer pour autant de perturbation grave » (96). D’autres fois ils complètent le portrait du début et le parcours du malade pour transformer la maladie en signifiant social :

« M. F.N. est un homme blessé, dans le plein sens du mot. Son corps est une grande cicatrice, sa virilité s’est absentée, son amour propre a été touché par ses échecs sexuels. » (164)

Les digressions peuvent prendre des proportions consistantes et occuper une bonne partie du texte, comme on peut l’observer dans la dernière moitié de la première partie et toute la deuxième partie. Dans d’autres cas elles peuvent être ponctuelles et venir compléter le récit du malade :

« L’acte sexuel est, dans l’imagerie populaire du Maghreb, dépendant de la force physique. C’est en ce sens que, pour signifier son impuissance sexuelle, le patient maghrébin dit : « je n’ai plus de force pour coucher avec une femme » » (46)

Dans les récits relatifs à l’histoire de la souffrance des consultants, l’auteur mélange souvent des registres différents. L’agencement de ces portraits à des interprétations de type médical crée un certain décalage et un style hybride, où la typologisation psychologique romanesque (le portrait) se mélange à la typologie psychiatrique (le cas). Ce décalage est encore plus fort quand dans le portrait intervient une description dans le style indirect libre, qui « fictionnalise » la parole du témoin. Ben Jelloun devine-t-il les sentiments des témoins comme un écrivain ou comme un psychologue ? On voit bien que les deux figures se superposent. A ce deux niveaux s’ajoute aussi le récit réélaboré par l’auteur de ce qui advient au patient après la rencontre rapportée, ou bien des détails qui la précèdent et qui donnent un cadre plus complet du présent dans lequel a eu lieu le dialogue (analepses et prolepses). Le récit passé du consultant est reconstruit au présent historique, ce qui donne simultanément le cadre d’une vie et le contenu du fragment.

Ma verge n’était pas comme celle des autres. Ma femme m’a quitté parce qu’elle s’est rendue compte que je l’avais petite. (34)

À son arrivée en France, il [A.S.] fréquente très rarement les prostituées. Il affirme que sa moralité est correcte. (34)

Le témoignage des immigrés est ainsi rapporté aussi par le discours narrativisé. Quand le discours du témoin est rapporté par le narrateur sous la forme du style indirect il perd son indépendance syntaxique et la rupture énonciative créée par le style direct du fragment disparaît. La narration procède ainsi par un tissage entre l’irruption de la parole directe du témoin et l’œuvre de remplissage interstitiel de l’auteur. La même chose s’avère pour les dialogues entre soignant et consultant, qui sont alternativement rapportés sous forme de fragments ou alors au style indirect : « il me demande des médicaments. Je lui réponds que j’en ai pas et que le problème est ailleurs.» (35).