3.2.2. Les fragments testimoniaux 

L’autre versant qui émerge dans l’expression testimoniale de LPHS tient de la parole de l’immigré prise dans sa puissance évocatrice. Le type de discours qu’elle construit relève du récit de vie et de sa modalité spécifique à faire émerger la subjectivité de la personne par ce que nous pouvons appeler une sorte d’éloquence de la normalité.

« Loin que le récit de vie ne soit qu'anecdote illustrative, il donne accès à la subjectivité de celui qui raconte, mais aussi, à travers elle, à la totalisation de sa culture, et permet de ressaisir l'articulation concrète des différents niveaux du vécu (économique, politique, religieux, social...) que les approches scientifiques divisent pour mieux les analyser, mais du coup font éclater et éparpillent. Cette saisie globale n’est-elle pas précisément l’objet de la littérature ? » 44

Dans LPHS, cependant, le statut de la parole de l’immigré n’est pas entièrement superposable à celui d’un récit de vie. Comme, de l’histoire de vie, n’est retenu qu’un petit fragment relatif à l’histoire de la souffrance du consultant, le discours rapporté présente la caractéristique du fragment. « Fragment » signifie partie : par une mise en abîme le mot renvoie ici à chacune des vies des vingt-quatre consultants, qui dans leur ensemble ne représentent qu’une partie de la communauté immigrée silencieuse.

Dans le cas particulier de LPHS, où l’essai s’hybride de témoignages (des immigrés et de l’auteur) la fragmentation de l’approche scientifique, évoquée par Roche, ne fonctionne-t-elle pas comme un outil rhétorique ?

Ces fragments d’un fragment sont choisis par l’écrivain pour rompre le silence, pour agir sur l’indifférence vis-à-vis du travailleur immigré de la part des autres, de ceux « qui ne les regardent pas, ceux qui ne le voient pas, ceux enfin qui l’ont tellement nié qu’ils le portent en eux, devenus sa tombe, devenus sa mort » (179).

La parole rapportée est ainsi un fragment investi de la nécessité de faire émerger la souffrance. Elle fonctionne à l’intérieur du discours global par incrustation mais est elle aussi visible en tant que fragment. Le statut de fragment et l’éloquence de la normalité du récit de vie dégagent un subtil effet poétique qui amène le lecteur à être hanté par les paroles des consultants. Cet effet résulte d’un côté d’un rapport incongru et surprenant entre les mots et de leurs dislocations d’un contexte à l’autre et dans l’ordre du récit.

Nous avons vu que la présentation du consultant s’accompagne parfois de la citation d’une phrase extrapolée du fragment rapporté plus loin, qui va constituer le titre du paragraphe. Cette double fragmentation crée un effet poétique contenu dans la densité de l’image, qui confère une épaisseur supplémentaire à la parole testimoniale. Elle devient l’incipit du poème qui aurait pu commencer : elle montre le devenir poétique de tout témoignage, comme dans le cas de A.S. :

« De tous les hommes, je suis le dernier. » (33)

Dans ce cas particulier, qui compose le premier de la suite de titres, l’arrêt imagé sur une phrase précise du récit est particulièrement fécond sur le plan du jeu intertextuel assez vertigineux entre la parole du travailleur et le titre d’une œuvre de Maurice Blanchot, Le dernier homme. Le décalage entre l’élan poétique et la réalité de misère qui, comme le dit l’auteur au début, pollue la mémoire et la vie du migrant (« Elles [d’autres blessures] polluent sa mémoire et entachent son destin », 11) est d’une grande efficacité narrative. La phrase qui aurait pu être un poème, signifié par sa transformation en « titre », est au contraire le signe d’une obsession physique relative à la taille du membre du consultant.

« De tous les hommes, je suis le dernier. Je trouve toujours quatorze centimètres, alors que les autres ont plus de dix-huit centimètres. […] J’ai vu plus de six cents hommes [certainement dans les bains maures], ils l’ont tous plus grande que moi ; donc le docteur ne peut pas savoir, je suis mieux placé que lui. » (35)

Dans le sommaire, toutes ces phrases transformées en titres, sont visibles dans leur ensemble : tous ces titres composés par des fragments des récits rapportés visualisent le recueil poétique potentiel qui est le texte :

« Mon cœur est mort, mon sexe est mort »

« La nuit, mon âme me quitte et s’en va se balader dans la ville »

« La panne, la mort »

« Mon sexe a le mal du pays »

« La France, cette mère qui manque de cœur »

« Partir le corps malade »

« Je ne suis pas maboul »

« Aussi fort qu’un clou »

« Je crois qu’elle est frigide »

« Vive les femmes de l’Armée du salut ! »

Nous avons observé qu’un autre phénomène semblable se produit par le déplacement et l’extrapolation des fragments du contexte de formulation et d’énonciation du discours. L’auteur déplace les paroles des immigrés de l’espace relationnel entre soignant/consultant à celui de l’écriture qui implique toujours une construction narrative et qui, dans le cas d’un écrivain, se trouve démultiplié 45 . Au moment de l’énonciation, le consultant formule la représentation de sa souffrance en présence de la douleur ressentie physiquement, qui s’absente dans le récit écrit. Celui-ci est ainsi investi du souci de la « reproduire », donc de la représenter. Un exemple est donné par certaines descriptions qui soulignent cette situation présente au moment de la consultation :

« M. L.B. entre dans le bureau de consultation plié en deux, ses mains tiennent son ventre. Il s’installe péniblement dans le fauteuil. Sur son visage l’expression d’une lente mais profonde douleur. » (45)

Le présent historique récrée la sensation d’un événement en cours (et qui comme celui que relate Habel ne passe jamais). L’effet de style produit par le choix et l’emplacement des adjectifs – lente mais profonde douleur – transforme la douleur précise de L.B., qui appartient à un moment défini de sa vie individuelle, en quelque chose d’autre, de plus abstrait et exemplaire qui sort du contexte précis et rentre dans un domaine public de la mémoire vivante, au sens qu’elle est en mouvement. L’autre déplacement s’opère dans le contexte de la relation entre les énonciateurs. L.B. et Ben Jelloun dans le présent du dialogue (qui deviendra ensuite un témoignage écrit) sont liés par une relation soignant/malade où la communication fonctionne tout autrement que dans un texte écrit. La représentation de la souffrance, telle que nous la rapporte Ben Jelloun, est une des nombreuses versions que le malade a donnée auparavant :

« Je [A.S.] me suis expliqué avec tous les médecins ; je leur ai parlé en français, en arabe…Perte de temps » (35).

« Quand l’immigré arrive devant moi, il est fatigué, usé ; son mal date de quelques mois (six à huit). Il est passé entre les mains de plusieurs médecins, et considère que c’est là sa dernière chance » (44)

Dans le souci de la communication du consultant, la phrase imagée est une « représentation incarnée » d’un ressenti physique : « tous, même quand ils arrivent jusqu’au centre de consultation psychiatrique, avancent des symptômes organiques. C’est le corps qui est atteint. » (44) Les images que les consultants utilisent ne sont à l’origine nullement produites avec un souci esthétique. Nous percevons la force de ces mots, force qui s’apparente d’un pouvoir poétique par les associations incongrues qu’ils véhiculent, uniquement du fait cette « transplantation » de contexte. Quand L.B. dit : « mon ventre est rouge de douleur. Il bat comme mon cœur. » (45), ou lorsque M.T. dit : « aussi fort qu’un clou » (169), tout un réseau sémantique dans le vécu du malade (son histoire personnelle et son espace culturel de référence) justifie l’association du ventre au rouge et au cœur et du rouge à la douleur. Chaque lecteur qui relève une incongruité dans les associations qui composent l’image, l’interprétera selon son attente de lecture, que le statut générique indéfini du témoignage laisse ouvert à une certaine variété.

Dans le changement de contexte du discours de l’immigré des translations multiples ont lieu : de l’oral à l’écrit, de l’arabe au français, du soignant à l’écrivain, du consultant au témoin. Dans la mise en récit de cette expérience, le témoin, devenu auteur, accomplit des choix qui répondent à la logique de l’écrivain et non plus à celle du soignant qu’il n’est plus. Le type de traduction pratiqué par Ben Jelloun est exemplaire de ce phénomène. Le fait de traduire les expressions figurées telles quelles et de ne pas les adapter à celles de l’usage français a certes une fonction didactique, puisque c’est au niveau du langage que le problème de l’interprétation médicale se pose de la façon la plus urgente. (Cet aspect n’est pas formulé dans les termes d’un problème de langage, mais le malentendu de l’interprétation médicale en termes de « différence culturelle » est soulevé par Ben Jelloun comme un problème majeur dès l’introduction 46 ). Mais Ben Jelloun ne se limite pas qu’à cette démarche de traduction littérale, il est très attentif à mettre constamment en relief, dans l’agencement du récit comme dans la structure des titres, les images incongrues et inattendues auxquelles les consultants recourent pour représenter leur souffrance. Cet effet qui résulte de l’extraction du propos de son contexte d’émission et du réseau sémantique d’une culture autre que celle de la langue d’écriture (et de la majorité de ses lecteurs) produit un sentiment d’étrangeté proche de l’expérience esthétique. Par ces images inattendues, orchestrées par l’auteur, le lecteur se lie aux témoins comme à des personnages littéraires, puisqu’il rentre petit à petit dans leur imaginaire. Mais l’effet de réel du contrat testimonial produit aussi autre chose, quelque chose qui échappe à l’intention de l’auteur et se démarque du récit fictionnel pour imposer un pouvoir poétique de la parole « en soi ».

Notes
44.

Roche, Anne, art. cité. L’accès à la subjectivité signifie l’accès à l’imaginaire personnel qui n’est pas une prérogative du créateur artistique. Cela est très frappant en fréquentant une langue étrangère au quotidien. L’appareil d’images véhiculées par la langue n’est pas soumis uniquement à la place sociale de celui/celle qui parle. Chaque personne élabore individuellement sa propre langue et possède un vocabulaire différent dont la spécificité n’est pas réductible aux déterminants sociaux (classe sociale d’appartenance, profession, milieu fréquentés) mais revient à l’imaginaire subjectif de chaque personne. En apprenant le français aussi par les échanges interpersonnels, ce fait a été pour nous très frappant : le français de chacun/chacune est l’empreinte de la vision du monde selon l’imaginaire individuel. Chaque mot inconnu nous questionnait sur la provenance chez l’émetteur pour découvrir que le plus souvent il provient d’un choix d’élection irrationnel qui mène à des préférences individuelles parmi les synonymes. Notre dictionnaire de français oral est ainsi construit à la base par les strates de différents dictionnaires individuels.

45.

Le parallèle avec l’art contemporain peut sembler inattendu, mais nous ne sommes pas très loin d’un processus qui est courant dans cet autre domaine de la création. Depuis Duchamp, le déplacement des objets et des gestes de l’artiste du champ de l’usage fonctionnel au champ artistique marque la métamorphose de ces mêmes signes (objet et geste). Si on désigne comme champ artistique l’entière zone d’action d’un artiste, de l’écrivain ou du plasticien (ou autre), l’aura de sacralisation de ce qui est « vraiment » artistique ou pas perd toute netteté. L’intention intervient à ce moment pour baliser ce terrain vague. Comment se situer dans le cas de Ben Jelloun ? Nous disposons d’une intention qui a ordonné son œuvre depuis ses débuts : donner la parole aux autres, la littérature comme geste politique. Si nous lisons LPHS dans cette intention poétique générale, ce texte, comme ses autres essais, est intégré de fait dans l’horizon littéraire de l’écrivain et de ce fait il est partie intégrante de l’œuvre de l’écrivain. Son geste de « composition » des témoignages est ainsi à voir comme geste artistique.

46.

C’est au niveau des réseaux sémantiques différents dans chaque culture que le travail de Ben Jelloun est potentiellement très fécond pour l’ethno-psychanalyse.