Le statut de fragment ne diminue pas l’intensité de la parole de l’immigré : au contraire, cette forme de « reste », au sens d’Agamben (le témoignage et sa subjectivité conçus comme l’inarchivable d’un événement) 47 emphatise davantage le vertige de la perte dans la construction de l’histoire, tant celle du texte que celle à laquelle le texte participe par l’attestation : l’Histoire de l’immigration maghrébine en France. Le fragment n’est qu’une partie sauvée dans le discours de l’immigré qui est pour la plupart perdu, soumis à la perte dans le réel et qui resterait sans la littérature muet dans les archives d’un centre de soin. Cet accès à la subjectivité par la parole sauvée de l’oubli de l’archive est moins la représentation de l’effacement de l’énonciateur que la mise en présence du reste, de ce qui résiste de la personne. Ce pouvoir de résister dans le sens d’exister à nouveau, et par là d’opposer résistance, se déplie aussi sur le genre « essai », qui bascule exactement par cette parole. Cette existence fait aussi résistance à l’emprise (de vol et de viol) de l’auteur : dans la mesure où ces fragments passent du statut de « bribes de discours qui me restent » (140) à celui de fragments qui restent par son intermédiation, ils deviennent publics.
Selon Ben Jelloun, la manifestation du malaise est ce qui permet à l’immigré d’échapper à la vente de la vie :
‘« Etre de bois, n’être plus, ou n’être là que pour se souvenir, se lamenter et se rappeler de la vie perdue. Cet homme mort 48 échappe enfin à la rentabilité sociale, à la vente de sa propre vie, de sa force » (181) ’La trace, ce qui reste pour nous de la manifestation de la maladie est son récit. Ainsi, la parole de souffrance, étalée dans sa nudité dans le récit, fait résistance à la négation du « subjectif » qui pour l’auteur demeure dans le système capitaliste et dans une France « qui sophistique l’esclavage et la négation de l’humain et du subjectif » (182). Comme la présence des hommes en détresse est « un procès silencieux » : « Qui soupçonne que derrière chacun de ces visages qu’on perçoit à peine un procès silencieux se déroule ? » (182), ainsi leur parole exposée, garde dans sa présence le pouvoir questionnant du « subalterne ». La subjectivité qui apparaît à travers les fragments ne s’impose pas de façon dominante, comme on l’a vu, mais une sorte de force poétique émerge par des modalités pas très voyantes. Ce n’est pas pour autant que cette subjectivité et son expression sont complètement dominées : paroles et sujets se perdent, s’effritent, s’évaporent et en même temps se renouvellent dans chaque fragment. La nudité obscène de ces mots et de ce qu’ils véhiculent vient les détacher comme angle saillant à l’intérieur d’un récit collectif. Les paroles des consultants sont des saillies du récit collectif de la migration postcoloniale maghrébine, comme les parties d’un immeuble qui s’avancent sur la voie publique. Des mots en saillie, des mots qui font saillie, qui s’avancent, qui dépassent le genre « essai scientifique », et aussi le témoin Ben Jelloun, qui ne peut témoigner que par ces mots individuels et collectifs à la fois.
Agamben, Giorgio, op.cit., p. 208-209.
Ici le sens de « mort » est à relier au lien entre le lieu symbolique du sexe comme siège du souffle vital et le cœur, qui ensemble constituent la partie affective de l’être au monde dans la culture maghrébine. L’auteur précise ce lien juste avant « la mort du nafss, c’est-à-dire de la vie contenue dans le sexe et le cœur » (179)