4.2. L’écrivain-témoin. 

‘« Nous sommes certes loin de la psychiatrie. Mais nous sommes en présence d’hommes qui prennent l’initiative de la folie, l’initiative de l’exclusion face à la répression » (13)’

Depuis ses débuts littéraires, le mélange des genres pour Ben Jelloun fait partie intégrante d’un projet littéraire de lutte qui le voit participer activement à la revue Souffles 49 et au mouvement littéraire des jeunes écrivains marocains qui se génère autour d’elle. Le trait distinctif de ce groupe réside dans un engagement littéraire caractérisé par ce que Marc Gontard définit une « violence du texte », réalisée par un dynamitage de la langue et par un mélange sauvage des genres littéraires.

‘« L’inscription de la révolte dans le signifiant textuel, nous la retrouverons, avec des techniques différentes, dans chacune des pratiques littéraires du groupe. C’est ainsi que toute distinction entre les genres, disparaît. Dans la plupart des œuvres issues de Souffles, il n’y a plus de frontière nette entre la prose et la poésie, le récit et le lyrisme. Les textes empruntent aux deux domaines, intégrant même parfois le dialogue théâtral (Khair-Eddine) ou le reportage (Ben Jelloun) » 50

L’instabilité générique que l’on peut constater dans LPHS peut être lue à travers le statut indéfini du narrateur qui reflète l’écart entre l’identité de l’écrivain et le rôle scientifique requis par le genre de l’essai de psychiatrie sociale et qui pour Ben Jelloun se révèle occasionnel, tant dans la vie que dans le texte. Le différend qui engendre la dimension testimoniale est ainsi à voir aussi entre ces deux rôles qui tiraillent l’auteur, qui atteste son refus du langage scientifique tout en réalisant un texte qui se veut vrai et objectif. Le témoignage qui en résulte met en crise le genre scientifique et produit une écriture assez hybride entre les deux. Le différend entre le chercheur-thérapeute et l’écrivain qui engendre ce mélange de styles n’est peut-être pas si anodin. La contradiction entre l’action directe (proche de celle du thérapeute) et l’impuissance de l’écrivain se retrouve dans son projet littéraire. Vu dans la trajectoire de l’écrivain, PLHS apparaît avoir été conçu pendant la première période d’installation en France de l’auteur et dans un projet qui avait motivé son départ du Maroc vers la France. Même si sa carrière était déjà entamée d’une façon consistante, nous pouvons nous demander si l’écrivain a pu se trouver devant le choix entre la science et la littérature. L’attestation du refus de la logique scientifique fait basculer la lecture de LPHS comme un signe qui vient stabiliser le choix de la littérature et l’adhésion à une idée de la littéraire ouverte sur le social et disposée à s’exposer en première ligne. Tous ces éléments inscrivent de plein droit LPHS dans un même projet littéraire qui englobe différentes expressions qui voudraient « agir » sur le social.

Dans L’écrivain public Ben Jelloun décrit sa venue à l’écriture dans la condition de réclusion où il se trouve suite à son engagement d’étudiant. Mais la toute première venue à l’écriture a eu lieu dans l’hôpital où il séjourne grâce à un congé maladie qui l’a momentanément suspendu de la réclusion du camp :

‘«A l’époque, j’eus la chance de tomber malade. Quelle aubaine ! Quitter le camp pour un lit d’hôpital ! Je souffrais de douleurs aux testicules et dans le bassin. Une hernie interne ? J’avais souvent mal. Douleurs imaginaires, réelles ? Je ne saurais le dire aujourd’hui. Je lus et écrivis beaucoup sur le lit dans une chambre entourée de mourants. » 51

Dans cette autobiographie fictionnelle (qui concentre un grand nombre d’éléments de construction de son image d’écrivain), la maladie dont il souffre n’est pas seulement le signe de l’identification avec les travailleurs impuissants de LPHS, mais aussi la représentation de la venue à l’écriture comme un moment de passage par l’expérience testimoniale de la migration. La maladie tient par ailleurs beaucoup de place dans la « formation » de l’écrivain telle qu’elle est racontée dans L’écrivain public. C’est à elle que l’écrivain doit sa faculté imaginative, c’est derrière elle qu’il se réfugie pour se justifier de son manque d’action dans la vie, c’est elle qui concentre la condition de terstis de l’écrivain :

‘Présentation de L’écrivain public : « A Fès, quand il y avait la bagarre, on me choisissait comme arbitre et juge, à cause de mon état encore fragile d’enfant malade. ». ’ ‘Incipit de L’écrivain public : « Je ne me suis jamais battu. (…) Enfant malade, je rêvais la vie. »’

LPHS peut aussi être lu comme un accident de parcours pour l’écrivain qui juste là avait pratiqué surtout la poésie et une forme très singulière de roman poétique. Mais il s’agit d’un accident qui, comme les accidents du travail des consultants, vient manifester un état de choses. Comme la maladie de l’impuissance, qui se déclare suite à l’accident – interprété par l’auteur comme « révolte passive » (70) –, l’écriture se fixe dans l’imaginaire de l’écrivain à la hauteur de l’accident de parcours de ce texte hybride. L’impuissance vient au grand jour dans LPHS et amène en surface l’échec qui pèse sur les pouvoirs de l’écriture à dire le réel.

‘« Ce n’est pas un hasard si le discours des Maghrébins consultants est souvent un délire où la peur de la perte de l’identité (angoisse et castration) est constante. Plus qu’une désadaptation, c’est un déséquilibre dans l’ordre psychique qui se manifeste chez certains Maghrébins en France. Ceci se traduit par l’échec : peur de la jouissance ; fuite devant la jouissance ; remise en question de l’identité devenue orpheline. Il y a aussi l’échec de ne pas avoir maîtrisé la société d’accueil ; c’est un réel qui les domine et leur échappe. » (68)’

Le réel « qui échappe » dont il est question pour les Maghrébins en France n’est-il pas aussi celui de l’auteur, écrivain maghrébin en France ?

Pendant les années de sa recherche dans le centre de médecine psychosomatique, en 1973, Ben Jelloun déclarait que l’écriture « ne peut être conçue sans une réflexion permanente sur son statut, ses possibilités et ses limites. Politique, elle n’est ni innocente, ni divertissante. Elle atteste, témoigne, accuse et dénonce. Elle est refus de l’aliénation et de la domination. » 52 Ce refus de l’aliénation est un enjeu central dans LPHS : l’élément pour lequel sacrifier la jouissance de l’écriture poétique, qui constitue en même temps un élément d’éloignement du genre de l’essai.

Notes
49.

Revue littéraire marocaine francophone et arabophone (22 numéros en français et 8 en arabe) créée en 1966 par Abdellatif Laâbi. La revue est interdite en 1972 par le régime de Hassan II et son fondateur torturé et emprisonné (sa détention dure 10 ans) à cause de la même revue qui constitue la preuve de l’ « entreprise de subversion » pour laquelle il est condamné.

50.

Gontard, Marc, « La littérature marocaine de langue française », Europe, n. 602-603, juin-juillet 1979, p. 109.

51.

Ben Jelloun, Tahar, L’écrivain public, op. cit., p. 110.

52.

Ben Jelloun, « De la différence », Ethno-psychologie, Revue de psychologie des peuples, Le Havre, juin-septembre, 1973, p. 223.