Le décalage que le témoignage crée par rapport à l’essai de psychiatrie sociale peut être lu comme un geste qui s’inscrit dans le même acte de résistance que pratiquent les consultants, ces hommes qui « prennent l’initiative de la folie, l’initiative de l’exclusion face à la répression » (13). Prendre « l’initiative de la subjectivité » (je revendique pour ce travail le droit à la subjectivité », 13) ne revient-il pas à une initiative de folie qui exclut le texte du genre de l’essai et du récit littéraire ? Quoi qu’il en soit, cette initiative « folle » de se réclamer de la subjectivité se déverse sur le témoignage qui se retrouve investi du rôle difficile de la contenir, puisque c’est lui et par lui que le témoignage et sa définition générique sont « cambriolés » et transformés dans un hybride où se mélangent les récits de vie, les réflexions scientifiques (sociologiques, anthropologiques) et, indirectement, les interrogations sur les pouvoirs de l’écrivain.
« La parole que je rapporte, j’en garantis l’authenticité, mais je ne sais pas quelle part mes phantasmes ont pris dans cette retranscription. Je ne la rapporte pas impunément. C’est parce que j’étais impliqué que je revendique pour ce travail le droit à la subjectivité, le droit à la différence. » (13)
C’est le témoignage qui permet à l’auteur de faire appel à la subjectivité, donc à d’écrire en son nom, mais aussi de faire appel à la différence que ce genre rend possible. Par la subjectivité invoquée, le texte se veut avant tout « différent » : de l’essai scientifique, de l’essai littéraire, de l’œuvre de fiction, d’une thèse scientifique. Cette revendication de la différence, au cœur d’un projet artistique global de l’auteur, se réalise par une écriture du truchement qui est avant tout l’instrument pour donner la parole à ceux qui dans la société n’y ont jamais accès.
« Elle [cette écriture] est politique, non pas parce que les thèmes de cette écriture se retrouvent dans une contestation sociale, mais parce qu’elle prétend participer au bouleversement de la société dominée et exploitée par le biais qui lui donne accès à l’imaginaire des gens. » 53
La parole rapportée permet de faire émerger l’imaginaire des immigrés (tout comme leur tension désirante) qui dans la condition d’immigration est exposé à l’étouffement.
De cette façon l’écriture, dans une passivité créative apparente – comme l’accident du travail, défini comme « révolte passive » (70) – est l’instrument actif du changement de l’ordre, cet ordre qui, dans l’expérience fondatrice des émeutes de Casablanca, avait révélé à Ben Jelloun un visage banal, ordinaire, brutal : « Tout était vite revenu dans l’ordre. Les morts étaient enterrés dans l’anonymat et le silence de cet ordre. Alors me restaient les mots. De ceux qui raclent la page » 54 . Donner la parole aux immigrés eux-mêmes, permet d’un côté de reconstruire un imaginaire, mais de l’autre entraîne l’auteur à s’éloigner de la composition scientifique :
« Les indications méthodologiques s’évanouissent par la suite dans le discours et la parole d’un imaginaire « sommé » de dire le vécu d’une souffrance ». (14)
Ben Jelloun, « De la différence », Ethno-psychologie, Revue de psychologie des peuples, Le Havre, juin-septembre, 1973, p. 222.
L’écrivain public, op. cit., p. 108.