4.4. Un psychanalyste sauvage ou un marabout ?

Parmi les résultats plus évidents qui se produisent par l’hybridation des rôles de l’écrivain, celui de la référence à des figures de soignant référés à la culture traditionnelle est le plus marquant. Cette récurrence se propose comme une réponse à la demande de guérison face à laquelle l’auteur se sent mis dos au mur, acculé par l’impuissance de la médecine occidentale et celle de l’écriture. Nous avons déjà souligné que les figures des guérisseurs traditionnels sont traitées par le discours ethnologique d’une façon assez restreinte 55 . En revanche, tout au long de la narration ces figures interviennent dans le but de définir le rôle de l’auteur interpellé en tant que soignant du malaise social. Le magicien, le marabout, l’homme de sagesse, dénominations déplacées de leur contexte originel et ancrées dans le présent de l’histoire narrée sont autant de qualificatifs utilisés par l’auteur pour se définir.

Depuis le début, sa méthode de soin introuvable se précise par des degrés différents 56 ; l’auteur se définit d’abord comme « psychanalyste sauvage » :

« on serait tenté de caractériser les entretiens périodiques que j’ai eus avec des consultants maghrébins dans un centre de médecine psychosomatique où des psychiatres prennent des consultants en psychothérapie, comme des fragments de « psychanalyse sauvage » dans le sens freudien » (23)

Le lecteur est laissé un peu dans le flou d’une définition abrupte laissée sans suite. Nous pouvons comprendre par là la tentative de se légitimer comme soignant selon les indications de Freud qui estimait possible la cure psychanalytique par des non-médecins 57 . Mais comme Ben Jelloun n’a pas expérimenté sur lui-même le parcours psychanalytique, - « je ne suis pas moi-même analysé » affirme-t-il dans la même page -, sa psychanalyse sauvage pourrait présenter le risque d’être « dangereuse du point de vue scientifique » (23). C’est surtout le fossé existant entre la psychanalyse et la culture maghrébine qui éloigne l’hypothèse d’une quelconque ressemblance entre sa pratique et celle de la psychothérapie et qui l’affirme comme le fait d’une différence. Cette différence, plusieurs fois revendiquée, est incarnée dans la figure du magicien malgré lui, devenu tel par la force des choses :

« Je n’avais pas d’interprétations analytiques à jeter brusquement à la tête du patient. Je pouvais tout au plus ouvrir chez lui une possible direction de déblocage. (…) En outre, et il faut le dire, les consultants nord-africains n’attendaient pas de moi une interprétation conceptuelle, mais plutôt une permission venant d’une autorité magique. » (23)

En réalité, dans les entretiens rapportés, la référence à la magie n’est jamais reliée à la figure du soignant Ben Jelloun. Aucune requête de type traditionnel n’est citée. Au contraire, souvent les consultants affirment une confiance dans la médicine occidentale « Il nous dit d’emblée qu’il a une entière confiance en la médecine occidentale » (120) qui possède un pouvoir obscur, inconnu aux yeux des consultants maghrébins.

« Lorsque l’action sur le corps n’a pas abouti à une guérison, le consultant se demande, souvent avec ironie, où il pourrait bien trouver la magie qui lui rendrait sa puissance. (…) Ce manque de confiance, ce doute vis-à-vis de l’efficacité des « méthodes artisanales » renforcent leur attachement à la magie de la science occidentale » (108)

Parallèlement à cette confiance, une méfiance vis-à-vis des guérisseurs est souvent évoquée : « ils me dit qu’ils sont tous des charlatans » (135).

On pourrait donc légitimement penser que l’image du guérisseur-magicien-marabout est l’image que l’écrivain met en avant de lui-même. Ces sont les éléments qui vont combler un manque, le même ressenti par les consultants. La magie à laquelle ils font référence est plutôt l’élément qui manque à la médecine occidentale. Ce rapprochement est donc plutôt le fait de l’auteur et s’inscrit dans une démarche créative.

« Quand l’immigré arrive devant moi, il est fatigué, usé ; son mal date de quelques mois (six à huit). Il est passé entre les mains de plusieurs médecins, et considère que c’est là sa dernière chance. De ce fait, je me trouve investi d’un pouvoir, peut-être d’une magie, que je ne possède pas. Aucun des consultants n’a voulu accepter, dès le début, le fait que son trouble puisse être d’ordre psychique.» (44)

L’évocation du pouvoir magique dont l’auteur se sentirait investi l’écarte et le suspend de son sentiment d’impuissance. S’il avait été scientifique (médecin ou psychiatre) il serait pris lui aussi dans les mêmes grilles interprétatives fermées. C’est de cette position que son statut d’écrivain est légitimé à apporter un point de vue différent et nouveau, tant en médecine (il est écrivain), qu’en littérature où il invente la figure de l’écrivain marabout. La psychanalyse sauvage évoquée au début à côté de l’autorité magique de l’auteur face au consultant maghrébin, finit ainsi par ressembler beaucoup à la pratique littéraire de Ben Jelloun où le thème de la magie est constant.

Les figures du magicien et du marabout viennent s’ajouter aux autres éléments de trouble qui investissent l’identité des énonciateurs : est-il un soignant ? Et les consultants : sont-ils des malades ? Dans cette situation de mélange ce n’est pas un hasard si justement la guérison est indiquée comme le moment où la vérité s’écarte des certitudes affirmatives et où un tremblement du savoir a lieu :

« A partir du moment où ils ont décidé qu’ils sont guéris, ils n’ont plus (du moins apparemment) de demande à formuler ; ils partent sans reprendre rendez-vous. Quelle est la réalité – la vérité – de leur décision ? Est-ce de la fabulation ? Vérité ou mensonge ? Peu importe ! L’important c’est ce qu’ils décident. Ce problème n’est pas spécifique aux Maghrébins ; j’ai toujours cru les consultants. » 123

Notes
55.

Cf supra, 1.1 Une histoire dans le récit.

56.

Cf. supra, 2.1.2. « Toute classification ne peut qu’être artificielle » : l’absence du cadre factuel.

57.

À propos de la psychanalyse dite "sauvage" est un court texte de Freud datant de 1910, quand les grands principes de la psychanalyse commençaient à se répandre auprès d'un certain publique, ce qui entraînait des usages souvent improvisés et douteux. Freud utilise l'exemple d'une patiente venue le voir après une consultation pour le moins brutale auprès d'un médecin se réclamant de la psychanalyse.