4.5. Un terstis impliqué

Ben Jelloun fait appel à son statut de témoin, de testis qui rapporte la parole mais aussi de tiers impliqué (terstis). C’est justement cette « implication » qui fait dévier et rend instable son statut et le genre pratiqué. Pourquoi se déclare-t-il impliqué ? Il est impliqué du fait de « transcrire » et de traduire, qui le met dans la position de truchement et de terstis : il est impliqué en tant qu’écrivain.

Il s’agit en effet d’une parole rapportée, garantie par l’auteur, d’un travail de « retranscription » qui correspond pleinement à celui du scribe que Ben Jelloun décrit dans L’écrivain public mais aussi à sa conception de l’activité de l’écrivain. « L’écrivain est un remplisseur, il remplit des histoires qui sont déjà là à attendre qu’un porte-parole les découvre » 58 , déclare dans une interview Ben Jelloun. L’écrivain n’est qu’une sorte de compilateur, de copiste qui rehausse les contours des histoires. Dans le terme « remplisseur » il y a aussi l’idée de réparation : l’écrivain serait ainsi préposé à la recomposition des histoires brisées, à recoudre les histoires effilochées 59 .

L’imaginaire ainsi recomposé par les petits fragments contenus dans LPHS va constituer un réceptacle auquel l’écrivain puisera tout au long de son œuvre. Mais, probablement contrairement à ses attentes, LPHS constitue aujourd’hui un texte de référence dans le monde médical justement pour le type d’imaginaire impliqué pour exprimer la souffrance 60 . Les expressions imagées utilisées pour référer à un type de douleur, si en 1975 justifiaient un diagnostique de « délire » (comme dans l’exemple du diagnostic du médecin que nous avons analysé) ont aujourd’hui une interprétation médicale différente, qui parfois essaie de prendre en compte le monde imaginaire de référence. Ben Jelloun remarque tout au long du texte le décalage culturel dans lequel se trouve le médecin qui finit par interpréter la différence comme une déviance assimilée à la folie, comme à p. 18 : « L’état de ce malade justifie une prise en charge psychiatrique urgente ».

Mais Ben Jelloun est impliqué aussi en tant qu’homme qui a fait l’expérience de la différence : « j’ai préféré rester au niveau du témoignage, celui d’un vécu » (14). Ce vécu constitue une autre raison de prise de distance vis-à-vis de la « rigueur » requise par le genre scientifique : « Habité moi-même par cette culture différente, je ne pouvais privilégier l’élaboration théorique ». (14) Ce même vécu le met en position de tiers concerné et fait de lui ce que Dib avait définit comme la condition de l’écrivain maghrébin - « un peu plus qu’un témoin ». Ben Jelloun se déclare impliqué en tant que témoin : il ne s’agit donc pas que de rapporter le témoignages des autres mais de témoigner en première personne.

« Dans la relation observateur-observé, je me suis toujours senti impliqué dans un processus imprévu et plus fort (plus violent) que toute disposition méthodologique qui se voudrait rigoureuse. Mon témoignage n’est pas celui d’un observateur neutre et innocent (fera-t-il progresser la connaissance ? je ne sais). » (14)

En tant que terstis (témoin impliqué) l’auteur est pris dans une dynamique qui le projette dans quelque chose d’ « imprévu », « fort » et « violent », qui est différent de la distance objective requise par la science ; mieux : c’est exactement son contraire. Il est pris dans un processus d’identification.

Il y a donc une multiplication de témoins : tous les consultants et Ben Jelloun lui-même qui témoigne de son expérience personnelle et soulève ainsi la possibilité de la falsification à travers l’écriture testimoniale :

« Quelle est la part de mes propres fantasmes, de mon angoisse dans ce discours écouté, recueilli, écrit ? Je ne sais pas, mais je peux affirmer qu’à aucun moment je ne me suis senti en dehors de ce qui arrivait. Je n’étais pas absent. Ma présence, ma pratique m’engageaient dans l’intériorité des autres ; je ne sais pas jusqu’à quel niveau je m’y installais et, de ce fait, je ne sais plus qui observait qui. » (14)

Pour l’écrivain, s’identifier au travailleur immigré malade d’impuissance a plusieurs conséquences. D’un côté, le fait d’« entrer » dans la vie des autres s’inscrit dans une dynamique créative et devient un précepte de sa pratique littéraire : « En tant qu’écrivain public, j’ai souvent rêvé d’entrer dans la vie intime de quelqu’un », déclare le scribe de L’écrivain public 61 . De l’autre il devient le miroir de la même impuissance à l’œuvre dans l’écriture même.

Dans la reconstruction de la conception de LPHS présente dans L’écrivain public, Ben Jelloun superpose le souvenir de son impuissance face au « prolétariat déraciné » au témoignage d’un autre présent dramatique, celui de la guerre du Liban déclarée pendant la rédaction de L’écrivain public. Il est intéressant de remarquer que le récit du souvenir de la rédaction de LPHS est associé à une crise de confiance généralisée vis-à-vis des pouvoirs de l’écriture. Ben Jelloun raconte la genèse de LPHS, dans L’écrivain public, par le biais du sentiment d’impuissance face à la réalité dramatique du peuple arabe auquel il se sent appartenir.

« Dérisoire l’écriture en ces jours sans lumière où l’Arabe, en France ou ailleurs, est celui qui porte en lui, contenue, la colère, celle d’assister impuissant à l’humiliation de cette identité et au massacre des populations libanaises et palestinienne. La colère et la honte. » 62

L’interpellation de l’écrivain a lieu sur deux versants. D’un côté la guerre appelle une intervention impossible et insinue en lui un sentiment d’impuissance, et de l’autre la réalité sociale de la métropole lui montre le visage de la misère dans laquelle vit la plus grande partie de la population maghrébine.

Les deux sentiments d’impuissance se superposent : le présent s’emboîte dans le passé :

« Mardi 8 juin 1982 : cela fait trois jours que l’armée israélienne a envahi le Sud-Liban. Cela fait dix ans, huit mois et huit jours que je suis arrivé en France.

Le 11 septembre 1971, j’arrivais, dans l’après-midi, à Paris. » 63

Cet événement fait ressurgir le souvenir d’un autre sentiment d’impuissance, éprouvé dès son arrivée à Paris :

« Le malaise engendrait à la longue une sorte de crise. Une crise de confiance : que peut apporter un étudiant petit-bourgeois à un prolétaire déraciné, incompris, maintenu dans l’ignorance et l’exploitation ?» 64 .

L’humiliation du peuple arabe dans le « massacre » se superpose à l’humiliation qu’il lit sur les visages de la population transparente perdue dans la foule de Paris :

« Cette même ville était traversée par des corps de nostalgie. (…) Ils étaient obsédés par la peur, la peur de réveiller la colère ou la haine. Obsédés d’être en règle. Travailler. Economiser. Envoyer l’argent au pays. Se taire. (…) Qui a réussi à les rendre transparents, l’humiliation avalée, intériorisée ? » 65

Dans la condition de témoin impuissant, l’écriture du présent de la rédaction de L’écrivain public apparaît « dérisoire » face à la guerre, (Mardi 8 juin 1982 : cela fait trois jours que l’armée israélienne a envahi le Sud-Liban) comme celle qui avait caractérisé auparavant LPHS, pendant laquelle l’auteur avait ressenti également une impuissance face à la condition des travailleurs : « Ce qu’on faisait pour eux me paraissait dérisoire ». 66 Cependant, il affirme que le témoignage est la façon qu’il a trouvé pour se rendre utile :

« Je les découvrais dans l’intimité d’une grande misère et je compris qu’une des façon de les aider, c’était de témoigner sur cette condition d’extrême dénuement, de la faire connaître à ceux qui ne la soupçonnaient pas ou qui ne désiraient pas savoir. » 67

La résolution de témoigner apparaît ainsi intimement liée à un sentiment d’impuissance face à l’humiliation du peuple arabe, mais plus l’écriture se fait urgente plus elle montre un pouvoir aléatoire : « Les mots m’ont toujours paru pâles, indigents face aux émotions troublantes qui vont de l’extrême vie à l’extrême néant. » 68

Notes
58.

Ben Jelloun, Tahar, Interview avec Stephan Bureau, Littérature : Contact, Radio Québec, 1993, cité par Amar, Ruth, op. cit., p. 53. La même idée revient dans L’écrivain public : « Pour moi un poète pur est celui qui s’enrichit de sa propre existence, qui se remplit de la vie des autres qu’il exprime », p. 107.

59.

Même si l’activité est féminine, la remplisseuse est « l’ouvrière qui remplit les vides entre les motifs de dentelle, ou les répare », Le Nouveau Petit Robert, Paris, 1993, p. 1925.

60.

Il est utilisé par exemple dans la formation à l’anthropologie médicale organisée par la Société de Formation Thérapeutique du Généraliste (SFTG).

61.

Op. cit., p. 11.

62.

L’écrivain public, op. cit., p. 123.

63.

Ibid., p. 122.

64.

Ibid., p. 126.

65.

Ibid., p. 125.

66.

Ibid., p. 126.

67.

Ibid., p. 126.

68.

Ibid., p. 106.