4.6. La dette et la honte : le dire viril et le dire poétique

L’impuissance de cette écriture « dérisoire » et « indigente » trouve aussi une raison profonde dans un autre aspect qui touche à la figure du tiers dans l’écrivain maghrébin : la dette envers les siens que nous avons déjà évoquée dans les chapitres précédents. Si le témoignage se justifie dans l’intention de « se rendre utile », il est assez frappant que dans un autre passage, cette expression se lie à la charge qui incombe à l’intellectuel maghrébin face aux siens qui sont en même temps « autres », appartenant à une autre classe sociale. L’écart entre les deux constitue la dette : « Nos rapports étaient empreints de malaise. Nous ne l’avouions pas. Se rendre utile ; payer une dette ; avoir bonne conscience ; en tout cas agir, faire quelque chose. » 69

Si Ben Jelloun est l’écrivain « à l’écoute » des maux de la société, l’écoute est aussi ce qui structure l’énonciation typiquement orale de ses écrits. Dans LPHS, comme dans la plus grande partie de ses textes, la formule « écoutez » donne le départ au récit des nombreux narrateurs. L’écoute devient pratique littéraire, tant comme éthos que comme technique littéraire construite sur cette posture énonciative.

Le fait d’assumer la position de tiers entraîne en même temps une condition d’impuissance et la tension pour s’en affranchir à travers le dire viril de l’affirmation et de l’argumentation par martèlement. Comme l’explique Marc Angenot, parmi les moyens variés de production de l’effet d’intensité, le système rhétorique de l’assertion peut recourir au martèlement de sa vérité et son évidence :

« La répétition d’une thèse finit par avoir un effet de suggestion. Certaines textes, presque dépourvus de subordination dialectique, ne sont littéralement qu’une suite d’assertions juxtaposées dont les présupposés idéologiques organisent la séquence. » 70  

En effet, la dénonciation du « système de l’immigration » est répétée de façon insistante tout au long du texte. Cependant LPHS, pris dans sa globalité, n’est pas un pamphlet puisque l’effet d’intensité le plus efficace n’a pas lieu par ce martèlement direct de la vérité énoncée par l’auteur. C’est justement la parole de l’autre et la fonction d’attestation qu’elle tient dans l’argumentation à faire basculer le livre dans quelque chose de différent, dans un texte hybride où les séquences ne sont pas entièrement soumises à une seule logique. La parole rapportée, même dans toute l’ambiguïté de sa vérité, résiste au pamphlet, impose la subjectivité multiple d’un témoignage sans témoin : elle dit, justement par la suspicion de fausseté, le lieu toujours plus reculé de la vérité de la souffrance.

La double attitude de l’auteur visant à assumer le rôle de tiers par l’attestation de la parole de l’autre et à s’en éloigner par l’imposition de la sienne, qui aspire à dominer virilement la réalité, traduit le statut profondément ambigu du pouvoir de l’écriture. L’écriture testimoniale passe par l’acceptation de l’impuissance de l’écrivain, son échec, qui ne peut jamais se substituer ni doubler complètement la parole de l’autre, du témoin intégral : 

« Il s’agit pour l’homme qui est en face de lui, qui est chargé de faire quelque chose, qui recueille la confession du corps nu et de l’âme vagabonde, de s’assumer en tant qu’échec » (182)

L’écriture du terstis, du médiateur, est hantée par une aspiration à se rendre utile qui se mesure à l’impuissance et à l’échec du dire virilement affirmatif, et à une honte constitutionnelle. Elle s’origine dans le différend qui rend impossible un « nous » plein avec les siens et génère la honte d’être puissant parmi les impuissants : « Si tu as peur, si tu sens monter en toi la honte, si tu sens que ton visage rougit, alors dis-toi que tu n’es pas très loin de cette foule, même si tu restes un homme de la ville, sans excès, sans folie ». 71 Cette honte, dans L’écrivain public est affirmée comme un élément constitutif de l’écrivain qui parle pour la foule de la place publique qui ne sait ni lire ni écrire « Nous ne savons pas lire. Nous ne savons pas écrire. Mais nous savons tellement de choses » 72 , de ceux qui disent sans parler ni bouger les lèvres « Tu es écrivain, tu te dis écrivain, alors écoute moi, ouvre tes yeux, tends tes oreilles et écoute-moi, écoute ce que nous disons sans même parler ». 73

Dans LPHS la honte est reliée le plus souvent à l’activité de la masturbation, qui constitue le principal conseil thérapeutique du soignant Ben Jelloun à la demande des consultants « qu’est-ce que tu nous donnes pour nous faire bander ? ». Or, dans le paragraphe sociologique consacré à la masturbation dans la société maghrébine, l’auteur précise qu’elle est très peu évoquée en public et qu’elle se dit en arabe : « l’habitude secrète » :

« Les pratiques solitaires sont entourées des mêmes tabous et interdits dans la société maghrébine que dans toute autre société. Elles sont source de honte et de culpabilité (88).

L’auteur, dans sa critique à l’encontre de ce type de tabou, construit sa lecture positive de la masturbation et trouve répréhensible le fait qu’elle ne soit jamais considérée « comme une jouissance autonome, mais toujours comme le substitut d’autre chose, le pâle reflet du réel qui leur échappe » (90). Etablissant un rapport intime entre le moi et le corps, elle construit un « espace intérieur où le sujet dialogue en silence avec son corps » (89). Par là elle est indiquée comme le tremplin qui permet l’activité imaginative, même plus, comme le siège du pouvoir de l’imagination et du « jeu des combinatoires » :

« C’est sans doute parce que nous sommes tous condamnés à une réclusion solitaire à l’intérieur de notre peau (Genet) que la masturbation (pouvoir de l’imagination et jeu des combinatoires) est une pratique qui double le réel chez l’individu isolée, séparé de la vie, oublié dans sa différence. » (90)

Par la citation de Genet, le « pâle reflet du réel » prend une toute autre portée sémantique : cette même citation va donner son titre à la version poétique de l’expérience de témoin vécue par Ben Jelloun (La réclusion solitaire). La réclusion solitaire convoque ainsi ce mélange d’éléments où la honte face à l’impuissance de dire le réel « qui échappe » est ce qui permet au consultant de sortir de son isolement par l’imagination et à l’écrivain de résister à l’impuissance : d’exister en tant qu’écrivain et de transformer la « pratique solitaire » source de honte et de folie 74 en pratique publique.

L’autre source de honte, la fréquentation des femmes de péché, sera l’objet d’un développement dans l’œuvre suivante, dans laquelle le concept de « zina » va hybrider un discours complexe autour de la femme dans la société maghrébine. Là encore, le discours sur la femme convoque la problématique de celui qui parle « à la place de l’autre », du témoin intégral qui possède une vérité inaccessible. Si on ne veut pas réduire ce thème structurant de son œuvre à une « transcription sociologique », il s’agira de le considérer dans la perspective testimoniale et dans ses implications pour l’écrivain témoin, « témoin impuissant de sa négation » (102).

Notes
69.

Ibid., p. 126.

70.

Angenot, Marc, op. cit., p. 238.

71.

L’écrivain public, op.cit., p. 173.

72.

Ibid.

73.

Ibid.

74.

Le lien avec l’activité poétique est établi aussi par le voisinage de la folie et du poète, qui dans son œuvre est incarné souvent dans le fou. Ben Jelloun précise que la morale maghrébine sanctionne la masturbation de manière magique : « l’imagerie populaire la condamne : ainsi » deviendra fou celui qui n’arrive pas à abandonner cette pratique » (88).