Le migrant traité par LPHS est une personne socialement caractérisée. La classe sociale, le sexe et la maladie, tracent un cadre qui cerne une typologie très définie et en même temps assez générale. Si le migrant du texte est un homme seul et un travailleur, il est vrai aussi qu’il correspond au cas le plus typique de l’immigration maghrébine en France des années 70. Un premier élément de cette caractérisation est relatif au choix terminologique qui le désigne, celui d’ « immigré ». Même s’il s’agit de personnes qui ne sont pas stablement fixées en France (le récit précise que dans plusieurs cas les immigrés rencontrés décident de rentrer au pays), le terme qui les définit dans le processus migratoire est celui d’ « immigré » (parfois aussi d’émigrés) et non pas de « migrant ». Le discours de Ben Jelloun s’insère en effet dans le cadre de l’image publique du migrant maghrébin dans le présent du contexte. Dans la presse, la personne qui quitte son pays pour s’installer en France à la moitié des années 70 est fixée dans le mot « immigré » :
‘« Brouillage et confusion ont caractérisé les désignations des étrangers sous la Ve République. « Immigré », terme le plus employé, s’est vidé de son sens initial pour désigner une entité artificielle. Depuis les années 60, les Français ont opéré un amalgame entre « étranger » et immigré », le premier s’effaçant au profit du second. (…) L’étranger ou le migrant est devenu l’immigré entre 1960 et 1990. Sur 200 titres concernant l’immigration entre 1950 et 1972, les termes « étranger » (80 fois) et « migrant » (69 fois) apparaissent davantage que le terme « immigré » (51 fois) alors que pour la période 1973-1989, « migrant » a nettement régressé (17 fois), quatre fois moins utilisé. Le terme « étranger » a été deux fois moins employé (43 fois), alors que l’usage d’ « immigré » a été multiplié par trois (140 fois). (…) Si « travailleur immigré » avait plutôt cours dans les années 60 et 70, « immigré » est une constante du milieu des années 80. » 75 ’L’image véhiculée par la presse est représentative de l’image publique, c'est-à-dire celle diffusée dans l’opinion publique. C’est à ce discours diffus que celui de LPHS s’attaque principalement pour transformer, modifier et parfois subvertir l’image véhiculée dans l’appellation courante de « travailleur immigré ».
Le choix de parler d’un migrant de sexe masculin entraîne la critique d’une perversion à l’œuvre dans l’image publique de la migration. L’auteur explique que, la présence d’immigrés de sexe masculin étant ressentie par l’Occident comme une menace au pouvoir phallocratique, l’image produite va dénaturer l’identité du migrant sur le plan sexuel :
‘« Le racisme ordinaire donne des travailleurs immigrés l’image d’une violence sexuelle qui ne peut se satisfaire que dans la perversité, le viol et le crime. On a depuis longtemps fait croire que les Noirs et les Arabes sont porteurs d’une puissance sexuelle toute particulière. L’Européen les vit alors comme un défi lancé à sa propre virilité. La haine a trouvé là son chemin le plus sûr. » (12)’ ‘’L’immigré est ressenti comme une menace d’invasion du territoire de la sexualité française qui se retourne contre lui en diffusant : « l’image d’un perpétuel danger sexuel pour la paisible famille française. »(16) Dès lors l’immigré est susceptible, parmi les accusations les plus disparates, aussi de celle de crimes sexuels : « Un viol est commis quelques part : on s’empresse de soupçonner voire d’accuser, un Nord-Africain. » (16)
L’image publique de l’immigré se complète par l’évocation de son caractère ambivalent. C’est une image qui oscille entre l’indifférence et l’accusation :
‘« L’immigré, abandonné à son isolement, est l’objet de deux images contradictoires : celle d’un obsédé sexuel violent, et celle d’une transparence – un homme qui n’existerait que comme objet dans la production, exclu du désir et de l’affectivité. D’un côté on le craint et on s’en méfie (on va jusqu’à le chasser et l’assassiner), de l’autre on ne le voit pas. » (16)’L’autre élément qui définit cette image publique complexe est relatif au travail. L’étranger immigrant est prisonnier du statut de travailleur immigré dans la mesure où la migration est orchestrée par un système politico-économique. Le « système de la migration » tel que le définit Ben Jelloun est un prolongement de l’exploitation coloniale qui a changé de lieu : « A la blessure coloniale succèdent la haine, l’exclusion, et l’exploitation à domicile » (12). L’exploitation économique « institutionnalisée » (13) est responsable de la réduction de la personne au concept de « force de travail » :
« On a pris l’habitude de considérer l’immigré uniquement comme force de travail dans un rapport de production. (…) Le système de l’immigration (la presse raciste aidant) a forgé une image de l’émigré : une force de travail brute, sans cœur, sans testicules, sans désirs, sans famille, bref à peine un homme » (16)
Par cette chosification matérialiste, la personne est séparée de sa complexité et considérée comme un pur corps exploitable : « Il leur restait leur corps. Nu. Il fut mis à la disposition de la rentabilité » (11). Nous retrouvons là la nudité de l’immigré exposé à la violence de la désubjectivation rencontrée dans Habel.
Le discours de LPHS va donc viser précisément cette image découpée du migrant, enfermé dans la définition de travailleur immigré, pour lui opposer une stratégie de résistance à travers un processus de figuration.
Gastaut, Yvan, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Seuil, 2000, p. 69. (Nous soulignons).