L’immigré est représenté le plus souvent par l’image de l’arbre séparé de ses racines, qui renvoie à une idée de la migration comme déracinement forcé (déboisement, arrachement). La suite de métaphores de l’immigré comme arbre arraché commence au seuil même du texte. Dans l’épigraphe il est question d’une « forêt arrachée » qui fonctionne comme le pré-texte qui met en mouvement la narration de la migration comme phénomène violent et traumatique :
A la forêt arrachée
et qui avance
telle la prairie des Indiens.
La forêt arrachée résonne avec l’idée de déracinement, et par le déplacement sémantique de la métonymie chaque déraciné qui témoigne dans le texte - « les hommes obligés de s’expatrier » - forme ce tout auquel la forêt renvoie. Le glissement de sens va vers un idée d’agrégation qui imprime la force du tout à la partie, une force qui est mise en relief par le verbe « avancer ».
L’être collectif auquel renvoie la forêt - un ensemble, un entier, une force – se tient en marge du texte, il est sur son bord mais ne peut pas rentrer dans le texte. La forêt n’apparaît jamais dans la narration. Ce signe péritextuel renvoie en effet à un autre processus de désubjectivation produit par la migration forcée. Un des effets de la migration postcoloniale voit en fait se scinder non seulement l’individu mais aussi l’ensemble des individus, dans ce cas le peuple maghrébin. Le système de migration que l’auteur critique est celui du contexte précis des années 70, où la migration « forcée » commence ses effets destructeurs par la séparation des couples pour les étendre ensuite à des aspects plus globaux de la société. L’homme qui part seul - « ces hommes qu’on arrache à leur famille » (12) - crée une fracture dans l’unité sociale de base (le couple) qui assure une cohésion à l’ensemble de la population. L’auteur souligne que le trouble psychologique de l’impuissance a un caractère individuel qui reflète celui de la déstructuration de la société d’origine.
« La désorganisation de la personnalité va de pair avec la déstructurations de la société d’origine. (…) Nous avons affaire à une société mutilée » (21)
Le choix de représenter l’immigré en tant que travailleur souffrant d’impuissance sexuelle met en relief cette fracture qui va de l’individu à l’ensemble de la population. L’impuissant ne peut pas former de famille puisque la structure de sa famille est déjà mise en crise en amont. Le « tronc mort » est ainsi séparé également de la terre considéré comme référent féminin du lien brisé. Sans ce lien, donc, la forêt en tant que peuple se trouve compromise. Si l’homme est un arbre arraché, son peuple est une forêt arrachée. La dynamique de la métonymie qui va de l’épigraphe au texte participe ainsi du caractère exemplaire de l’écriture testimoniale où chaque individu témoigne pour un tout, qui reste pour autant insaisissable. Le tout n’est pas recomposable à partir de la somme des parties, celles-ce restent irréductiblement individuelles : « le malaise n’a été exprimé que d’une manière individuelle » (21), précise l’auteur. Le discours de la migration ne permet pas de recomposer une idée globale du Maghreb ou de la communauté maghrébine. Les digressions qui s’ouvrent de temps en temps dans le texte, reliées à l’épigraphe, montrent leur caractère incomplet. La « forêt arrachée qui avance » porte en elle aussi l’idée d’un espace, sans emplacement précis puisqu’elle est en mouvement. La forêt arrachée renvoie à une abstraction du Maghreb géographique, qui comme l’a si bien dit Abdelkébir Khatibi 78 , est plutôt un « horizon de pensée » 79 qui engendre le discours sur l’immigré : « il s’agissait de faire apparaître des lignes de force communes, et de révéler la spécificité des cas des travailleurs nord-africains. » (108). Etre abstrait, horizon où se formule la pensée maghrébine, cet être s’enracine sans racines (elles sont arrachées) dans le mouvement. Ainsi la forêt est une présence qui avance dans l’ici, d’où l’auteur l’appelle à comparaître, et dans le là-bas, le pays arraché de ses hommes-arbres. La forêt dit la béance du vide laissé par chacun de ses composants ici comme là-bas, un vide qui agit dans les deux lieux auxquels elle renvoie et desquels elle s’origine. Dans n’importe quel lieu ce vide se laisse voir, avance pour être vu, lu, entendu : si l’épigraphe contient une dédicace « à la forêt » qui indique le destinataire idéal et impossible (les travailleurs), elle dit aussi le vide que laisse le déboisement et celui de l’impossibilité de lui destiner toute parole.
Ecrivain et sociologue marocain auteur d’essais, poésie, fiction. Parmi les titres plus célèbres La mémoire tatouée, Denoël, 1971 ; Le lutteur de classe à la manière taoïste, Sindbad, 1976 (poèmes) ; Amour bilingue, Fata Morgana, 1983.
Khatibi, Abdelkébir, « Le Maghreb comme horizon de pensée », Les temps modernes, « Du Maghreb », octobre 1977, n.375 bis.