5.2.2. L’arbre arraché comme signe du trauma

L’arrachement annoncé dans l’épigraphe est repris tout au long du texte. Ce que LPHS met en relief du processus migratoire maghrébin est son caractère traumatique et traumatisant, c'est-à-dire inscrit dans une histoire coloniale de dépossession et d’exploitation du dominé qui se perpétue dans le temps sous d’autres formes.

« Au commencement le mépris de l’Autre et l’ethnocide de l’intolérable différence. Dépossédés de leur identité, des hommes se sont vu déposséder aussi de leur terre. Il leur restait leur corps. Nu. Il fut mis à la disposition de la rentabilité. (…) Le déboisement humain de cette terre continue. Le grand capital continue de vider méthodiquement la terre de son sang le plus précieux : les hommes. » (11)

L’ « arrachement » de la forêt qui commence donc par l’ « arrachement » de l’identité, se continue par la dépossession de la terre (qui oblige les hommes à partir) jusqu’à la dépossession du corps où la migration se parfait. Le « déboisement humain » renvoie donc à l’ensemble de phénomènes qui composent la migration postcoloniale, parmi lesquels le système capitaliste tient aussi un rôle important.

Dans la mesure où le déplacement est imposé par une force dominante, le déplacement est représenté comme un geste de violence dramatique qui secoue la terre et les hommes.

« On transplante des hommes, on les sépare de la vie pour mieux leur extirper leur force de travail » (12).

« Ces hommes qu’on arrache à leur terre, à leur famille, à leur culture » (12)

Dans ce cadre de forces déchaînées, le « dernier homme » dans l’échelle des pouvoirs, est durement éprouvé par la violence des événements : il les subit. L’immigré est un être agressé par le caractère dominant de la réalité qui l’a « obligé de s’expatrier » et« forcé à l’abstinence ». L’arbre arraché est la trace du trauma de la migration postcoloniale : sa maladie va signifier la blessure qui a eu lieu, spécifique à son contexte. Si toute migration comporte un bouleversement dans l’équilibre de la personne, la spécificité de la migration maghrébine est d’être inscrite dans le trauma colonial.

« Toute transplantation comporte un risque de trouble psychique, mais on peut affirmer que ce trouble est plus ou moins grave et probable selon les motivations qui sont à l’origine de l’émigration, ainsi que selon le degré de différence ethnique et culturelle. (…) Il n’est pas question de laisser entendre que les immigrés nord-africains auraient le monopole de toutes les misères. Disons simplement qu’ils connaissent une certaine misère sexuelle et affective. » (22)

La spécificité maghrébine est plusieurs fois évoquée dans sa relation avec un complexe de facteurs qui font qu’il ne s’agit pas d’un simple « déracinement ».

« Ceux qui disent que « c’est la même chose en Lot-en-Garonne » refusent de considérer cette spécificité, qui renvoie à tout le système de l’émigration, ainsi qu’à une certaine conception de la sexualité, extraordinairement valorisée et investie dans les pays du Maghreb. Le problème est économique avant tout, ce n’est pas seulement un problème de déracinement. Je ne dis pas que les « émigrés de luxe » (exilés volontaires, hommes d’affaires, cadres, etc.) n’ont pas de problèmes psychiques, mais ce ne sont pas en général les mêmes que ceux des travailleurs émigrés et, en tout état de cause, ils ne les expriment pas par les mêmes symptômes » (53)

L’immigré maghrébin renvoie l’image d’une personne atteinte dans son centre vital : il est un arbre arraché où la sève vitale ne circule plus, ou bien se trouve altérée, « le sperme ne sort pas couleur de lait mais d’eau » (62) affirme un des consultants. L’analogie entre l’homme et l’arbre est entretenue par des relations de ressemblance croisées entre le sang de la terre et la sève de plantes, tandis que le lien entre l’immigré maghrébin et sa terre se poursuit par relation métonymique. Tout comme le Maghreb est une « terre vidée de son sang », l’immigré est un homme qui a perdu son sang : « cet homme qui a perdu son sperme comme on perd son sang » (181). Si le sang renvoie au peuple qui fait vivre la terre, le sperme assure une continuité de la vie (sur la même terre) que l’immigré malade d’impuissance ne peut plus perpétuer. Cette fracture dans l’ordre naturel se reflète dans l’équilibre culturel qui est brisé dans son devenir : « on transplante les hommes (…) et on tente aussi d’annuler leur mémoire et d’entraver leurs devenir en tant que sujets désirants » (12)

L’immigré impuissant se qualifie ainsi comme la victime de la domination postcoloniale qui le prive du pouvoir – dans le spécifique celui de jouissance. La jouissance est appréhendée comme le droit inscrit dans le corps de « jouir du pouvoir » dans le double sens de circulation des mots « jouir » et « pouvoir ». Dans ce sens, l’immigré est un impuissant qui ne jouit d’aucun pouvoir : il est alors un arbre arraché dans le sens d’homme mutilé du pouvoir.

« La sexualité (le pouvoir sexuel) est du ressort de l’homme : elle est puissance et virilité. Le sexe est valorisé, il est la base même de l’exercice des autres pouvoirs. (…) Perdre ce pouvoir c’est perdre son statut social et sa raison d’être dans une société où il n’y a pas de place ni rôle pour un homme « mutilé » sexuellement » (64)

Prendre en considération l’impuissance comme maladie chez l’immigré amène à prendre en considération l’immigré dans sa dimension individuelle et par là sa condition existentielle. L’ « être de la plus haute de solitude » est une personne séparée du monde, « arbre arraché, vidé, séparé » (58), dont la solitude est redoublée par le vécu de la maladie, qui n’est pas partageable. Quand l’auteur analyse l’applicabilité de la psychiatrie sociale à la réalité de l’émigration, il souligne que l’un des problèmes que pose cette discipline est relatif au concept de « communauté ». Il affirme que dans le cas d’immigrés souffrant d’impuissance on ne peut pas parler de communauté. Cet immigré est doublement seul : au départ il n’a presque pas de relations inter-personnelles et la maladie réduit encore davantage les possibilités de pouvoir en faire part avec les autres. Le malaise des immigrés met en lumière les effets individuels de la migration qui sont aussi collectifs. Cet aspect, contenu in nuce dans le rapport métonymique de l’épigraphe (de la partie sur le tout), travaille à la transformation de l’image publique de l’immigré. Par la constitution d’un statut de victime, l’immigré impuissant représenté dans LPHS montre toute la distance qui sépare la réalité de la personne immigrée de celle véhiculée par l’image publique. Il ne peut non seulement pas être l’homme coupable de perversité sexuelle, mais dans le système de la migration institutionnalisée, il ne peut exister tout court en tant qu’homme. La métaphore de l’arbre vient alors apporter le renversement des représentations avec le pouvoir synthétique de l’image.

A l’image de l’arbre arraché correspond aussi la situation de séparation dans laquelle vit l’immigré. L’arbre est non seulement séparé de ses racines mais aussi exclu de la possibilité d’en avoir. Si les facteurs que nous venons d’évoquer structurent le trauma dans le passé, la réalité postcoloniale agit aussi dans le présent.

« L’immigration est vécue par ces travailleurs mutilés, séparés du pouvoir de jouissance, comme variante de la domination qu’ils ont connue. Hier, c’était chez eux, sur leur terre, dans leur foyer ; aujourd’hui le processus s’est modifié et c’est dans leur propre déplacement qu’ils subissent la nouvelle forme de domination. » (24)

D’autres agents de domination entretiennent dans le présent la condition de l’être séparé : le racisme et la discrimination. L’immigré est un être agressé, mais aussi exclu : « hommes expatriés, condamnés à une réclusion solitaire » (13). La solitude provoquée par l’exclusion sociale est ainsi une « condamnation » qui comporte une « réclusion » qui le sépare de la femme, et l’approche de la mort : « sans femme (…) on est sans vie » (36).

L’arbre est arraché au participe présent, ce temps de la continuité qui marque une caractéristique et confère une propriété. L’arrachement est une condition qui continue dans le présent et qui à un moment donné peut se déclarer comme condition d’impuissance. Parmi les facteurs déclenchants, l’auteur énumère aussi le racisme qui l’exclut d’autres nouvelles relations.

« Nous n’avons pas à rechercher de causes lointaines et obscures pour expliquer un trouble. Le racisme, dans sa bêtise et sa méchanceté bien enracinées, peut provoquer plus qu’une crise, il peut, quant il ne tue pas, annuler une vie qui était en train de se faire. C’est le cas de M. E.F. ». (109)

L’image de l’arbre arraché (arbre partagé en deux) rend compte aussi de la séparation des deux sphères de l’être (le psychique et le physique), une séparation désubjectivante qui fissure l’équilibre de la personne. La force violente qui participe le plus massivement à cette séparation entre corps et « âme » est la logique du travail dans laquelle l’immigré est pris sans défenses. Nous avons évoqué plus haut le fait que le système qui institutionnalise la migration a pour effet de réduire l’immigré au concept de « force de travail ». L’arbre arraché renvoie aussi à cette séparation ultérieure : « On transplante des hommes, on les sépare de la vie pour mieux leur extirper leur force de travail » (12).

Enfin, l’arbre arraché est bien sûr l’image centralisatrice de la problématique identitaire aux prises avec la dynamique migratoire. Etre séparé de sa terre, l’immigré se trouve dans le « territoire de la blessure », ce terrain vague de l’impossible choix. La condition d’arrachement peut impliquer une sorte de passivité vis-à-vis du lieu où vivre. Dans la mesure où l’immigré ne sait pas s’il peut survivre sans racines il ne sait plus où aller : sans tout le réseau de relations socio-culturelles, qui se révèlent autant d’attaches vitales assurant l’équilibre de la personne dans sa complexité, il peut « se laisser rester » :

« Au fond, la question est de savoir si l’arbre arraché peut consentir à vivre sans ses racines dans un désert d’indifférence ou de franche hostilité. Certains acceptent cet échange inégal et inhumain ; peut-être le dépassent-ils dans un ailleurs relevant de leur imaginaire. D’autres le refusent nettement et n’acceptent pas ce processus de misère. Ceux-là repartent dans les six mois qui suivent leur arrivée. D’autres enfin, soit qu’ils hésitent, soit qu’ils ne puissent faire autrement, « se laissent rester » dans le territoire de la blessure. » (126)

La vie de l’immigré de LPHS se qualifie alors de vie comme reste, un reste de vie, qui le montre comme témoin intégral de la migration. Son témoignage passe par la présence de son corps dans les rues, il fait signe seulement par sa présence. C’est par là que nous pouvons comprendre en quoi le travailleur immigré peut opérer la « subversion silencieuse » dont parle Ben Jelloun et qui rapproche le témoin intégral de la migration à la même problématique inscrite dans ce que la théorie postcoloniale nomme « the subaltern » 80 .

Notes
80.

Spivak, Gayatri C., « Can the Subaltern Speak? », in : Nelson, Cary et Grossberg, Larry, Marxism and the interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, p.271-313. Une traduction française a été annoncée aux éditions Amsterdam : Les subalternes peuvent-elles prendre la parole?, Paris, Amsterdam, (trad. Jérôme Vidal). Il existe une traduction italienne d’une version réélaborée (1999) dans : Spivak, Gayatri, Critica della ragione postcoloniale, Rome, Meltemi, 2004, chapitre 3, (A Critique of Postcolonial Reason, Harvard University Press, London, 1999).