L’immigré est victime du trauma dans son corps. L’action traumatique de l’utilitarisme, du racisme et d’autres agents de la domination s’incarne dans le corps de l’immigré qui la somatise dans une maladie. Cette « évidence » est développée par le discours scientifique de l’auteur : « l’angoisse, en tant que perturbation psychique, est dite et justifiée par le corps » (47) mais aussi par le discours construit par la parole rapportée des immigrés.
« Il [F.N.] se plaint de douleurs un peu partout dans le corps depuis huit mois, c'est-à-dire depuis qu’il n’arrive plus à avoir d’érections » (165).
« Cela fait dix-huit ans que je suis au service de la France. Aucune récompense, au contraire. Mon corps malade. » (A.I., 165)
« Tu sais d’où viennent toutes ces douleurs qui vont partout dans le corps ? » (M.A., 146)
Le corps est ainsi représenté comme le lieu où la blessure se rend visible : « son corps est une grande cicatrice » (164), il est dévoilé comme le point où se concentrent tous les enjeux relatifs à la domination : « corps desséchés, mutilés, annulés » (13). Le corps est le lieu où les agents du trauma « creusent des trous » qui fissurent la stabilité de la personne :
« Le racisme ordinaire ou militant, quand il ne tue pas (balles-qui-partent-toutes-seules, ratonnades, lynchages), tend à blesser l’être dans ce qu’il a de plus profond ; il creuse par le mépris, l’injure et la haine, des trous dans le tissu de la sécurité ontologique dont parle Laing. Quand on rate le meurtre du corps, on tient au moins à lui faire mal : l’humiliation vise la dépossession et la fracture de l’être. » (179)
Le corps est la « surface » exploitable tant par le système du travail que par le racisme qui agit à partir du « faciès ». L’immigré est reconnu et stigmatisé à partir de l’aspect physique, sa façon de se montrer est ce qui le met en danger de mort dans les épisodes évoqués par l’auteur 81 . C’est à partir de cette donnée que l’auteur renverse la situation de faiblesse du corps pour l’élire en haut lieu de résistance où s’accomplit la « subversion silencieuse ».
L’immigré qui vit dans l’aliénation de la solitude est encerclé par le silence : « se sentant exclu du groupe, l’immigré recule dans son aliénation et sa solitude : il ne communique plus » (106). Il ne possède pas non plus les moyens d’accéder à la lutte politique :
« un homme qui a connu la domination coloniale et en a souffert (…) qui se trouve obligé aujourd’hui de s’expatrier (…) cet homme écrasé par le système, s’il ne peut exprimer sa colère et sa révolte par la lutte politique, choisit souvent de mettre en avant sa subjectivité meurtrie, blessée, infirme. » (127)
Dans le moment où l’immigré maghrébin définit son identité par le corps malade, son corps devient un instrument de communication sur lequel lire des signes qui sont à interpréter. Selon l’auteur, l’accident du travail va alors exprimer un refus du contrat social qui exclut, une dénonciation muette qui passe par leur corps :
«N’ayant pour tout terrain de communication affective et sexuelle que le quartier de Barbès ou la place Clichy (…) ces travailleurs refusent le contrat qui consiste pour eux à vendre leur force de travail. Ce refus ne se fait pas ouvertement, mais passe par un détour. Ils refusent un contrat social qui les exclut de toutes les manières. Ainsi, la dénonciation d’un système économique et politique passe par le corps de l’immigré ; c’est sa propre mort qu’il avance pour toute défense : « Le bâtiment tue » nous dit un jeune Algérien » (71) 82
Le corps nu, dépouillé du reste de la personne - « Il leur restait leur corps. Nu. Il fut mis à la disposition de la rentabilité » (11) - cesse d’être un objet exploitable à partir du moment où il n’est plus à même de produire la « force de travail ». Le corps malade devient alors un langage à interpréter : « tout ce qu’on sait, c’est que le corps est mis en cause, mis en avant » (113). L’auteur alors procède à une lecture à posteriori de « l’accident du travail ». Dans sa mise en récit, il est interprété comme le signe d’une révolte « passive » qui serait activée à partir du corps :
« On peut interpréter au niveau symbolique l’accident de travail comme le début d’une espèce de « révolte passive » qui passe par son propre corps : une mutilation symbolique. » (70)
C’est en effet à partir de l’accident que, dans plusieurs cas, l’impuissance se déclare, comme si ce deuxième signe traumatique rendait visible dans le corps aussi le premier : le trauma originel. La représentation de l’immigré se configure ainsi dans la « révolte passive » et la « subversion silencieuse » une victime s’esquisse, opposant, à travers sa blessure, une résistance spécifique au système du travail et à la domination identitaire.
La « chasse » à l’arabe des années 70 s’est faite à partir de l’aspect physique d’inconnus trouvés dans les rues.
La même idée est aussi affirmée dans d’autres passages, p. 68.