5.3. Un être entre la vie et la mort : la subversion du survivant

L’ambiguïté de la maladie d’impuissance dont souffre l’immigré est d’être tangible dans le corps par le dysfonctionnement des organes et en même temps invisible puisque les organes sont « sains ». Dans le récit du vécu, cette ambivalence est pour le malade celle de la vie et de la mort. Les consultants sentent la mort habiter leur corps et en même temps savent ne pas être morts : « on est sans vie. Mais moi, je ne suis pas mort. » (36). L’auteur insiste sur cette particularité du discours des consultants qui racontent la douleur « en déposant devant eux leur mort. » (13). Il l’interprète à partir d’une considération linguistique qui met à jour la superposition entre le sexe et la vie :

« L’impuissance est aussi perte d’identité et de vie : l’homme impuissant se trouve non seulement séparé de la vie, mais aussi menacé de la perdre, symboliquement et réellement. Le sexe (la verge, les testicules) se dit en arabe « souffle » (nafss), « âme » (rouh), « vie ». C’est pour cela que l’expression de l’impuissance est de l’ordre négatif : « je ne vis plus », « mon sexe est mort », « la mort me gagne » » (64)

La mort est une des images obsédantes dans le discours de l’immigré qui essaie d’expliquer son ressentir de l’impuissance. L’auteur retrace toute une liste d’expressions utilisées à ce propos 83 . Cette équivalence de signifiés entre le sexe et la vie fait que l’impuissance en tant que mort est ressentie comme une perte de la vie.

« Le sexe et la vie sont une seule et même chose. (…) il s’agit d’une identification du souffle vital et du souffle libidinal. Ils refusent que la privation sexuelle puisse être compatible avec l’existence. Persuadés que la mort habite leur corps, ils ne comprennent pas pourquoi elle n’est pas totale » (72)

L’immigré, impuissant dans le cadre d’un système complexe de dominations, se caractérise ainsi comme un être entre la vie et la mort, où la mort sexuelle se superpose à la mort identitaire inscrite dans la migration : « rentrer chez moi ? Ici j’ai déjà perdu la moitié de ma vie » (37). L’immigré est en effet quelqu’un qui fait l’apprentissage de la mort : « L’expatrié fait l’apprentissage de la mort, une mort lente, incertaine et pour son malheur irréelle » (180) et devient un survivant de cette même mort « irréelle », qui, depuis, s’installe en lui et l’habite, « Sa mort est passée. Elle l’habite à présent. Il vit avec elle. » (183).

« Tout en consentant un compromis avec la mort ils la repoussent. Alors ils survivent dans un espèce de status quo entre la vie et la mort », (72) 84

La subversion - « La subversion silencieuse, celle qui passe par la mort, une mort dans la vie » (12) - commence dans le moment où la mort, rentrée dans la vie, a été dépassée, c'est-à-dire quant l’immigré devient un survivant de la mort spécifique à l’expérience migratoire :

« la mort de l’âme avant celle du corps » (179) ;

« la mort du désir »,

« la mort lente de la vie en des corps desséchés, mutilés, annulés » (13).

L’auteur affirme que cette mort est le signe de la révolte passive mais aussi d’une subversion silencieuse, qui permet à l’immigré de se soustraire à la vente de sa propre vie : « cet homme mort échappe à la vente de sa propre vie » (181). A cette subversion inscrite dans les vies des immigrés, et rendue sonorement visible par le récit factuel, s’ajoute la subversion moins visible d’autres procédés d’écriture. Cette mort devient subversive par les oxymorons qui renversent les valeurs positives et négatives de la réalité du migrant. L’auteur dit que l’immigré « en acceptant la mort la repousse », (72) ou encore que la mort incarne le « peu de liberté qui leur reste » (13).

Ces stratégies d’inversion menées par l’auteur s’inscrivent dans le projet de résistance plus global du texte. Elles se présentent comme celles qui, à côté des instruments rhétoriques plus sonores, accompagnent d’une façon plus silencieuse le migrant sur le chemin d’élévation qui le conduit à la fin du texte à devenir « l’être libre de la plus haute des solitudes » (181), celui qui creuse un procès à l’histoire (13) plus profond.

Notes
83.

« Cette référence à la mort est toujours présente dans le discours des consultants. Pour exprimer l’impuissance sexuelle, ils utilisent souvent des phrases graves et nettes comme :

« Mon sexe est froid, comme la mort. Il est mort. »

« Mon souffle est fini. Mort. »

« Ma vie est morte. »

« Mon cœur est mort. Mon sexe ne bat plus. » (52)

84.

Nous soulignons.