5.4. Subversion sonore et subversion silencieuse

Un refus est annoncé dans la présentation : « ces hommes expatriés, condamnés à une réclusion solitaire, refusent d’asseoir le système de l’immigration sur des bases inébranlables. Ils refusent d’institutionnaliser quelque chose qui devrait être provisoire. » (13)

La résistance ici est pratiquée par la voie affirmative qui se sert de la rhétorique de l’évidence qui impose un fait évident en lui-même. La prise de distance que nous avons observée vis-à-vis du discours scientifique correspond au basculement d’un discours argumentatif vers un discours persuasif. Si – comme l’affirme Angenot – « dans le discours argumentatif il devrait être toujours possible de rétablir un enchaînement linéaire qui éliminerait l’immotivé et l’indérivable » 85 , la persuasion se caractérise par des implosions dans la succession des connexions logiques qui visent à produire un sentiment de l’évidence.

« La démarche rationnelle ne pouvant franchir l’ultime écart, le sentiment d’évidence est, au bout de la stratégie dialectique, un phénomène somme toute irrationnel. (…) C’est le propre de l’évidence de court-circuiter l’enchaînement des raisons, toujours impropres à procurer une illumination immédiate dont l’intensité se passe de preuve. » 86

Le sentiment d’évidence est assez clair dans le discours d’accusation de l’auteur qui fait descendre l’impuissance du trauma postcolonial, mais il revient aussi dans le discours qui se propose de lui opposer résistance. C’est là que l’évidence bascule dans la subversion. L’évidence est produite aussi par l’ « illumination immédiate » de la métaphore. Elle devient « persuasive » dans sa façon d’être liée, d’une façon cachée ou affichée, au reste du discours. C’est dans ce sens qu’elle recouvre une fonction connective : réparatrice (soignante) qui permet de reconnaître dans l’image un soin complémentaire au récit.

Le discours auctorial fait résistance à l’image publique de l’émigré par la stratégie d’une écriture publique affirmative, déclarative, testimoniale. Cette dernière choisit de se placer sur le même terrain pour renverser les données : si l’immigré est considéré seulement comme force de travail par oubli du le reste, l’auteur met en avant surtout ce « reste », qui vise à reconstruire la personne dans sa complexité de corps désirant vidé de son désir : « A ces hommes on ne demande que leur force de travail ; le reste on ne veut pas le savoir. Le reste, c’est beaucoup. » (12). Cette stratégie du reste se déploie par la présence attestante des corps évoqués et par la parole « incarnée » des immigrés.

La résistance est assurée par des stratégies de renversements où la mort assume un sens positif, la masturbation devient la porte vers la re-découverte de l’imaginaire et même la domination masculine, vue dans un système de forces plus ample, montre l’homme maghrébin avant tout comme être dominé (et établit cette donnée comme condition de départ pour d’autres considérations sur les rapports entre les deux sexes). 87 Enfin, le rapport métonymique, établi dès le début par l’épigraphe, permet de mener un discours qui est toujours entre l’individuel et le collectif : les signes du trauma agissent sur la personne dans sa globalité tout en renvoyant en même temps à la collectivité maghrébine - la « plaine qui avance » de l’épigraphe. La fonction symbolique du corps de l’immigré fonctionne selon la même logique : son corps blessé renvoie à la blessure du corps des travailleurs immigrés, et par là à tous les corps souffrants et muets du « subalterne ». N’ayant pas accès à la parole, le dernier homme, subalterne ou témoin intégral, lance des signes dans le réel qui sont autant de témoignages à recueillir.

Notes
85.

Angenot, Marc, op.cit., p. 145.

86.

Ibid., p. 148.

87.

L’auteur fait comprendre son impuissance à ce sujet. Le discours sur la condition du travailleur immigré ne laisse pas de place pour la « remise en cause de l’ordre moral et de la tradition ». Voir p. 125.