Les voix et histoires multiples qui s’entrecroisent dans chacun des deux textes analysés, montrent comment les différences peuvent être réunies dans une logique autre que celle de l’exclusion ou de l’inclusion. Elles peuvent exister dans une relation paradoxale l'une envers l'autre, dans un "incompossible" de chacune des deux écritures qui renvoie à ce possible/impossible de dire la migration inscrite dans une dimension testimoniale où l’écrivain est interpellé en première personne.
Les différends qui en sont à l’origine, dans une scène d’interpellation déclinée sur plusieurs plans (de chacune des voix comme de l’écrivain jusqu’à la littérature maghrébine), restent visibles, coexistent sans s’effacer pour se donner à voir en saillie, pour être écoutés, même dans les situations extrêmes où le roman « promet » le récit et l’essai de psychiatrie sociale raconte la migration par une sublimation de la maladie.
Dans les deux textes, cette multiplicité des voix recèle plusieurs enjeux testimoniaux qui composent deux dimensions testimoniales spécifiques et complémentaires. D’abord, l’enjeu de l’exemplarité.L’instabilité du « je » de Habel a de fortes ressemblances avec le statut ambigu du « je » de la narration de LPHS. Dans Habel la voix tend vers un point « neutre » de fusion entre le narrateur, le protagoniste, le vieil écrivain français et l’auteur. Si la fusion ne s’accomplit que dans une nuit hors du temps 88 , elle produit dans le reste de la narration une confusion qui rend compte à la fois de l’indicible et de l’exemplarité qui sont au cœur du sujet narré. Dans ce décalage des voix, un « je » émerge pour se confronter à l’événement. Dans cette confusion, le sujet s’affirme - en disant je - et s’efface en parlant de « ce qui se passe », en se confrontant en première personne à la question de comprendre l’avoir lieu de « la chose exceptionnelle » qui peut changer la vie. Ce récit est exemplaire dans la mesure où toute autre personne peut se reconnaître dans la dynamique relative au rapport entre sujet et événement telle qu’elle est formulée dans la neutralité de l’événement. Cette liberté de l’événement, qui est représentée d’une façon philosophique, c'est-à-dire dans sa façon de se manifester et d’investir le sujet, est pour nous une façon de mettre en relief sa portée. Dans le « même » de la première question posée par le discours à la première personne 89 , il y a une oscillation du sujet investi par l’événement où se joue l’exemplarité de l’expérience de Habel. Ce qui arrive, « un remous qui change une vie », est envisageable comme ce qui arrive en même temps à d’autres personnes : une vie, toute vie. Ce « je » de Habel rend compte de « ce qui arrive » : s’il s’agit d’un objet de discours neutre, souligné par la forme même de la phrase qui le désigne, ce discours ne pourrait pas être pensé sans prendre en compte le côté personnel investi (l’événement survient toujours à quelqu’un). Dans le cas de Habel, la personne représentée est un migrant, un jeune banni de chez lui, dont l’histoire - qui est aussi son rapport à l’événement - est exemplaire à ce sujet : par la façon de « rendre compte de soi » il parle aussi au nom des autres.
Parce que cette confrontation à l’événement donne lieu à un récit de soi hanté par le souci principal de rendre compte de la manifestation de l’événement à travers la compréhension, parce que Habel comprend et « rend compte de soi », il parle aussi au nom des autres.
Si cette confrontation à l’événement donne lieu à un récit de soi hanté par le souci principal de rendre compte de la manifestation de l’événement à travers la compréhension, celle-ci s’inscrit dans la scène d’interpellation composée par les différentes voix. La compréhension a lieu dans l’interaction et dans les différends avec les autres mais aussi dans la solitude de l’individu qui doit répondre de ce qu’il lui arrive. Ce récit est exemplaire aussi parce qu’il résiste à la mort. Si le manuscrit du Vieux dépasse la mort par son caractère « récalcitrant » 90 , cette forme véhicule en même temps un discours de négation de l’événement. La résistance à l’oubli ne saurait alors se voir que dans l’ensemble des voix. Si l’écriture du Vieux est à la recherche d’une question qui éliminerait toutes les autres, celle de Habel les comprend. Il comprend la parole du Vieux qui, se parlant toute seule, efface la honte et le remord, la géométrie des certitudes de Sabine, la raison qui ne doute jamais du Frère, le silence de Lily. Habel comprend, et là réside son malheur 91 . Il rassemble autour de lui et comprend tant la tentation du meurtre (« le meurtre est en moi », 149) que l’accomplissement du mal et son effacement : « il n’y a pas d’erreur ? Et ça ! Et cette gueule enfarinée ! Ces voitures ! Ce raffut ! Cette foule ! » (25).
La parole de Habel résiste à la mort et à l’oubli par le défi de reconstruire et d’attester au Frère, et par là à l’homme, l’indicible de l’expérience de quelqu’un « qui aurait pu [aurait dû] y laisser sa peau » (33). Le récit de Habel à la première personne fait résistance à l’effacement de « ce qui c’est passé » et comme cette donnée est aussi la mort frôlée, le désordre de cette « reconstruction » tient aussi du dédoublement entre le témoin et le superstes, celui qui a vu et celui qui a survécu. Habel atteste à son frère qu’il est quelqu’un d’autre qui rôde dans l’ombre de la ville, 92 qui arrive à se reconnaître en tant qu’homme qui comprend, seulement après avoir reconstruit ce qui lui est arrivé. Habel s’installe comme le témoin, dans la double acception de testis et superstes, celui qui a vu et celui qui a vécu. Ce récit tout tendu vers la mise en valeur du surgissement du « je » et du travail de compréhension qui passe par la personne, se configure pour nous comme le récit du témoin sans témoignage. Il ne s’agit certes pas d’un témoin muet, mais plutôt de l’affirmation de la possibilité incontournable de répondre à ce qui arrive par la révélation du dire à la première personne.
Dans LPHS aussi la multiplicité des voix dessine l’exemplarité du témoignage, mais selon sa structure spécifique de témoignage double. Ici, les voix des travailleurs maghrébins et celle du narrateur terstis se superposent pour livrer le discours de l’homme acculé, « n’en pouvant plus de souffrir la misère » relative à la migration forcée. (17) Ceci a un double effet. Si l’écriture de la parole de l’autre n’a lieu que par une trahison paradoxale qui en sauve le secret, il est vrai aussi que l’auteur l’organise au niveau narratif par un effritement des histoires singulières. Dans cette multitude de fragments de vies, les paroles et les sujets qui les énoncent se perdent, s’effritent, s’évaporent et en même temps se renouvellent dans chaque fragment construisant la dimension exemplaire du récit. Chacun d’eux recèle la trace de la vie témoignée, devient une forme de « reste », conçu comme l’inarchivable d’un événement qui participe à l’histoire de l’immigration. Ce « reste » rend visible le vertige de la perte dans la construction de l’histoire, tant celle du texte (qui ne compose pas une seule histoire) que celle à laquelle le texte participe par l’attestation : l’Histoire de l’immigration maghrébine en France. Chaque histoire est la même, est l’exemple de la répétition du même et de sa différence ; chaque histoire est marquée par l’événement qui engendre « l’exil, la folie, la mort », mais elle en même temps individuelle, donc différente. Comme pour Habel, l’exemplarité se mesure dans la réponse à l’événement que chaque immigré manifeste. Mais, si pour Habel la multiplicité des voix se trouve réunie sous le nom polysémique et symbolique de « Habel » et où la réponse à l’événement est incarnée dans un seul personnage, dans LPHS la même « réponse unique », constituée par le signe subversif de l’impuissance, est incarnée dans une multitude des personnes (parmi lesquelles l’auteur se trouve aussi, d’une façon plus explicite que dans Habel).
L’événement narré dans les récits des consultants est toujours décalé par rapport à la migration, il indique l’apparition de la maladie qui désigne plutôt la manifestation de quelque chose commencé bien avant. L’événement reconstruit n’arrive pas à tout embrasser, il est quelque chose qui a déjà eu lieu mais qui continue à retentir dans les vies des immigrés. Si dans Habel, dans l’image de l’« eau qui coule de plus loin », nous pouvons lire une allusion symbolique à l’Histoire, ici le passé colonial apparaît d’une façon très explicite dans le discours de l’auteur qui, pour comprendre la maladie rend compte de « ce qui s’est passé » (colonialisme) et de comment cela s’inscrit dans « ce qui se passe » (immigration post-coloniale). L’inscription du malaise de la migration dans l’histoire coloniale rend compte du même signifié que nous retrouvons dans la répétition contenue dans l’image de l’eau de Habel : ce qui s’est passé ne finit pas de passer : l’événement premier retentit dans le suivant, il y est lié de façon inséparable. Si cette explicitation de l’Histoire est présente dans le discours de l’auteur, dans les récits des consultants elle se manifeste comme un effet de l’histoire incarné dans le corps. La maladie devient ainsi le signifiant exemplaire du malaise lié à la migration.
Le statut à la fois interchangeable et unique de l’histoire de chaque personne incarne ce trait distinctif de l’exemplarité et sa façon « mineure » de faire l’histoire. La fragmentation des micro-récits désigne à la fois le caractère individuel et collectif, elle est le signe d’une individualité qui assume une force attestante par la tension vers un tout, un ensemble des voix. Comme dans Habel, l’ensemble montre des positions différentes, signe des différends entre les voix, ici entre les différents rôles de l’auteur (et tons des discours qui en découlent) et le statut de la parole des immigrés. Les différents « je » font affleurer des statuts d’autorités dissemblables mais sans lesquels le témoignage n’aurait pas lieu. Le geste testimonial de l’auteur (le dit de l’auteur dans le discours de dénonciation) est authentifié par le récit rapporté des immigrés, mais, réciproquement, le dit des immigrés est authentifié par l’autorité de l’auteur. Pour atteindre le sujet du témoignage (la misère secrète des immigrés), l’écrivain témoin doit passer par la parole de l’autre – ainsi attentée dans son secret et soumise au danger du viol – sur laquelle se bâtit le témoignage. La parole de ces subjectivités impliquées n’ayant pas une intention testimoniale (la parole rapportée est énoncée par des consultants) font que le témoignage qui en résulte est un témoignage sans témoin.
Dans cette tension entre les voix nous pouvons alors reconnaître aussi la position de l’écrivain maghrébin et la représentation active qui se met en place. Dans LPHS, pour énoncer le témoignage sans témoin, l’auteur avoue que son travail est celui de recomposer, traduire, transcrire : écrire la parole de l’autre. C’est à ce niveau là que nous pouvons reconnaître dans l’autre témoignage, celui où l’auteur rend compte en son nom, l’exemplarité relative à la condition de l’écrivain maghrébin (terstis et médiateur) visible entre les lignes. La parole de l’autre et la fonction d’attestation qu’elle tient dans l’argumentation de l’écrivain témoin fait basculer le texte dans quelque chose de différent, dans un texte hybride dont les séquences ne sont pas entièrement soumises à une seule logique. La parole rapportée, même dans toute l’ambiguïté de sa vérité, résiste au pamphlet, impose la subjectivité multiple d’un témoignage sans témoin : elle dit, justement par la suspicion de fausseté, le lieu toujours plus reculé de la vérité de la souffrance. La double attitude de l’auteur d’assumer le rôle de tiers par l’attestation de la parole de l’autre et de s’en éloigner par l’imposition de la sienne, qui aspire à dominer virilement sur la réalité, traduit la situation de conflit de pouvoirs dans laquelle l’écriture a lieu. Si dans Habel elle est réfractée dans les relations qu’il entretient avec les différents personnages secondaires, ici le même conflit a lieu entre l’auteur et la parole rapportée des consultants. L’écriture testimoniale pour Ben Jelloun passe par l’acceptation de l’impuissance de l’écrivain, son échec, mais, s’il ne peut jamais se substituer ni doubler complètement la parole de l’autre, il peut cependant livrer le récit qui fera connaître la blessure et le soin en recourant à d’autres figures légitimant sa démarche. Tout au long de la narration des figures de soignants référés à la culture traditionnelle interviennent ainsi dans le but de définir le rôle de l’auteur interpellé pour soigner malaise social. Le magicien, le marabout, l’homme de sagesse, déplacés de leur contexte originel et transformés dans le présent de l’histoire narrée sont autant de qualificatifs utilisés par l’auteur pour se réinventer et combler un manque. Cette récurrence se propose comme une réponse à la demande de guérison face à laquelle l’auteur se sent face au mur, acculé par l’impuissance de la médecine occidentale, des sciences sociales et de l’écriture. Cette représentation de l’écrivain maghrébin est exemplaire de sa réponse postcoloniale aux événements de l’histoire. S’il y a un sentiment d’impuissance avéré, il y a aussi chez l’écrivain une réponse active à l’événement qui ne se limite pas à une dénonciation idéologique mais se réalise par l’invention figurale tant du soignant (guérisseur-magicien-marabout) que du malade (arbre-arraché) et de la maladie (la plus haute des solitudes).
Dans Habel, la multiplicité des voix rend compte aussi de la pression multiple qu’elles exercent sur le personnage éponyme. S’il apprend à dépasser les limites comme l’énonce le vieux, cela se réalise dans une appréhension obligée de la trahison de deux côtés, du frère et du Vieux, qui lui est ordonnée par une double contrainte qui demande de trahir (dépasser les limites ou partir) sans trahir. Dans ce parcours aussi nous pouvons bien reconnaître celui de l’écrivain maghrébin postcolonial. Comme pour Habel, c’est une condition qui l’expose à attendre au milieu du carrefour et à être perdu dans le « décor renversé » où cependant il arrive à transformer avantageusement la situation. Même s’il s’agit d’une situation qui mène Habel (comme l’écrivain) à côtoyer la mort et la folie, elle permet aussi la construction d’une autre connaissance, comme celle acquise par le protagoniste. Habel, par l’amour, re-découvre une présence au monde sauvage, oubliée, par laquelle il trouve sa place sans place en « habitant » la zone d’ombre. Prendre soin de cette partie obscure, d’oubli de l’humain correspond à recevoir et accepter la tâche d’être gardien, refusée par Caïn. Etre gardien par le récit revient alors à une éthique de l’écriture où le meurtre (dans la plus large des ses acceptions où l’humain s’absente : fratricide, abus de pouvoir, violence : mort identitaire) n’est pas laissé sans témoins.
L’écrivain serait alors ce gardien qui, pris dans l’impossibilité, promet de raconter et apporte un soin par son récit qui, oral, reste inaccessible à la lecture. Comme la factualité, représentée dans l’annonce de la mort du Vieux, le récit testimonial est visible main non lisible. Cette « promesse » de récit fait cependant résistance à l’impuissance du dire face au mal et à son inéluctabilité, dans la foi que même dans et par la fragilité du « je raconterai jusqu’à la mort » proféré par Habel il y a un espoir nécessaire et possible.
Se réclamer de la subjectivité peut ainsi paraître comme une folie qui déstabilise le récit et lui fait perdre sa cohérence. Mais elle se révèle au contraire le lieu de croisement de différents registres et d’une modalité de construction du sens par hybridation. L’initiative de la subjectivité » (je revendique pour ce travail le droit à la subjectivité », 13) prise par l’auteur de LPHS s’inscrit dans celle des immigrés qui « prennent l’initiative de la folie, (…) face à la répression » (13). Le décalage générique, que ce geste imprime sur le texte, confère au témoignage qui en est investi de mener une résistance par son hybridation où se mélangent les récits de vie, les réflexions scientifiques (sociologiques, anthropologiques) et une forme de réflexion imagée.
Dans Habel, toutes les différentes subjectivités et leurs discours relatifs sont réunis sous le nom de « Habel », qui n’est pas un nom mais « un horizon qui cherche un nom », une sorte de principe d’avant le nom indiquant la fragilité de la vie exposée au mal et au risque d’effacement, tout en étant aussi un nom qui convoque le carrefour, l’agorà et son dire public, le croisement du temps et des civilisations. Habel réunit en effet l’inscription du récit sacré de trois religions, mais aussi la légende orientale (Majnoun et Layla) et le roman surréaliste sur laquelle se greffe (Le fou d’Elsa d’Aragon). Dans ces croisements intertextuels, l’histoire du premier meurtre de l’humanité s’hybride à l’histoire d’amour qui ouvre ainsi la réflexion sur le mal vers un autre espoir. Cet Habel est un Abel qui a survécu à la mort par la main de son frère pour rencontrer l’amour parfait, l’union entre les êtres, mais qui fait face en même temps à son impossibilité. Cet impossible est celui de la vérité qui, entrevue dans Lily et dans la mort, mène vers l’idée d’un homme encore à repenser à partir du « je » qui atteste son humanité. Si le nom s’efface par une sauvagerie négative de la ville occidentale et de l’ordre de bannissement, il est rétabli par une sauvagerie renversée par laquelle Habel affirme la possibilité d’une autre logique où la sauvagerie se décline dans la valeur mystique du silence et dans la pensée et le récit de soi comme réponse à l’événement. Habel, de par son nom est survivant, sauvé de la mort par la déstabilisation du mythe et par l’invention, à côté du premier meurtre, du premier survivant par l’intercession du bannissement (Habel n’est pas tué mais banni par son frère).
La réparation (réparer le mal, le soigner) sans se donner ni comme une thèse ni un programme, donne un horizon éthique à la narration. Elle n’est pas imposée, elle scelle la fin du texte d’une façon « aperturale » : elle est une sorte de promesse, un horizon, un espoir. Si au sens étymologique, le pardon est « un don que l’on offre en vue d’une réparation» 93 , Habel s’offre dans la nudité de la première personne dans le désir de participer à sa réalisation. Il est cet « homme offert » au pays des loups(114). Cette fragilité du discours éthique est emboîtée dans la fragilité du personnage et de sa parole à la première personne. Habel s’offre, s’expose tout nu pour aller vers une autre connaissance qui passe par une présence et un oubli de soi-même et une mise à nu des certitudes. Cette situation, de Habel comme de l’écrivain, donne lieu à une écriture où se croisent la dimension onirique, mystique, mythique mais aussi un croisement « sauvage » des niveaux de langage utilisés.
Parmi les autres effets de la multiplicité des voix, dans l’initiative de la subjectivité – qui donne une épaisseur importante à la dimension éthique de ces textes – nous pouvons aussi reconnaître très clairement une fragmentation du « je », ainsi fragmenté dans plusieurs voix. Nous avons bien dit « dans » et non à côté, au sens où, dans notre perspective, cette fragmentation est comprise dans la folle initiative de la subjectivité qui rend compte de soi dans l’événement.
Si la fragmentation du « je » est certes le signe de la « modernité romanesque », sa présence dans LPHS nous la fait appréhender dans Habel par le biais spécifique au témoignage. Vice versa, dans LPHS une confusion semblable à celle de Habel au niveau du statut du narrateur, qui vient déstabiliser le genre de l’essai et complexifier le témoignage, permet une visibilité de la dimension littéraire. C’est dans l’instabilité du rôle de l’auteur et de sa subjectivité que le texte met à nu les impasses de l’assertivité du discours de dénonciation et d’une certaine fermeture de sa logique. C’est sur le terrain du témoignage que ce détour a lieu. Le statut variable de l’auteur tient aussi au fait qu’il est en même temps docteur en psychiatrie sociale et écrivain et a été soignant et témoin. Ces dédoublements multiples tiennent à la dynamique du témoin : celui qui a vu, celui qui a vécu et celui qui comparaît en tiers, comme intermédiaire « concerné » faisant basculer le psychiatre social et son discours relatif loin de la position neutre requise par un rôle et un discours qui le séparent d’un « nous » maghrébin. Ensuite, c’est toujours au cœur du témoignage et de sa dynamique du terstis qu’affleure le point le plus fort de densité littéraire. Il a lieu tant dans la parole rapportée, visible par l’initiative de la subjectivité qui l’a rendue lisible, que dans le fil figuratif qui régit la sublimation de la misère secrète.
La perspective d’une lecture de la fragmentation de la subjectivité depuis la dimension testimoniale dans Habel n’est pas étrangère à l’histoire fictionnelle qui annonce depuis le titre un Abel qui a survécu à son meurtre, un superstes qui a vu et vécu la mort, qui est sujet à autant de fragmentations et hybridations identitaires que cela comporte. 94 Habel répond par son discours à la première personne qui surgit par le fait d’« avoir vu ». Comme pour la factualité de l’événement qui met en mouvement la narration, la dimension testimoniale relève de ce qui est visible mais pas lisible. Elle tient de la vue, mais d’une vue « supplémentaire », qui va chercher une explication à l’existence du mal, au-delà du réel mais aussi dans la confrontation aux autres voix. C’est à ce moment là, quand l’élément qui stabilise la fiction (l’existence d’un narrateur) est mis en crise, que Habel bascule vers l’au-delà de la fiction comme élément générique de définition. Le martèlement du propos d’un « je » qui veut comprendre ce qui s’est passé, joui dans l’ensemble du texte d’une sorte d’indépendance par rapport à une consistance factuelle ou fictionnelle pour affirmer sa force performative. Un peu comme les voix rapportées dans LPHS, il s’agit de « présences questionnantes » : une de ces questions que n’élimine pas toutes les autres mais les comprend.
Dans leur différence, ces deux textes se tiennent l’un en face de l’autre, l’un renvoyant à l’autre comme des réponses complémentaires qui font résistance à la mort du sujet exposé, dans la migration imposée du contexte des années 70 comme encore aujourd’hui, au racisme, au bannissement et à l’indifférence.
Si la représentation de la migration postcoloniale - migration forcée, masculine et inscrite dans le phénomène colonial – passe dans le cas de LPHS par l’injonction à comparaître des éléments contextuels, dans Habel elle se fait par leur différer. Ces éléments sont le plus souvent appelés par des registres différents, comme le ton agonique de la dénonciation pour Ben Jelloun et celui plus onirique et abstrait de Dib. Mais, puisque la multiplicité des voix correspond à une multiplicité de registres, nous ne pouvons pas non plus fixer chacun des deux textes sous le sceau de l’un qui serait dominant sur l’autre et qui à son tour déterminerait la signification. Les différentes voies pratiquées pour représenter le migrant, par exemple, nous délivrent dans les deux cas, l’image de la personne séparée entre la vie et la mort, de l’exclu et du banni, de l’homme en quête d’amour. Au niveau de la structure narrative, de fortes ressemblances apparaissent dans ce que nous avons appelé la « tension narrative », c'est-à-dire le point vers lequel tend le récit. Dans les deux cas, il s’agit de cicatriser la blessure du mal, « réparer » dans le cas de Habel, et guérir dans LPHS. Le mal dont il est question dans LPHS, même s’il semble circonscrit dans une dysfonction sexuelle, rejoint une souffrance et un malaise plus vaste que la seule description psychiatrique n’est pas à même d’expliquer. La narration des différents cas se suit alors – avec des dynamiques semblables à Habel quant à la variation de vitesse entre récit et histoire – dans la tension d’apprivoiser le mal de chacun pour atteindre le point d’une résolution (la guérison) sans jamais y parvenir d’une façon accomplie. Elle prend ainsi la forme d’une narration sans dénouement. Si le sujet de la réparation, présent dans Habel, donne l’impression d’être « vidé » de son référent, celui-ci n’est pas du tout effacé, il circule dans tout le texte comme à l’état gazeux et donne à la narration la forme dispersée et pourtant tendue vers un mal indéfinissable. La question du bien et du mal est inscrite dès le titre, avant la narration et, par le dernier mot, après elle. Elle est au long des marges où elle se reformule autrement. Comme tout le roman elle est sans domicile fixe, elle n’a pas d’emplacement spatio-temporel : avant/après ne signifient pas grand-chose dans le mythe du premier meurtre, ni dans l’ici/là-bas de son actualisation postcoloniale, où les mythes se croisent au carrefour et le décor se renverse. Chez Ben Jelloun, la question du bien et du mal est déclinée dans son incarnation. Le mal est visible dans la maladie qui est l’écho d’un mal plus vaste. Le récit est dans LPHS aussi un récit pour soigner, pour soulager le mal. Mais il est emboîté sur plusieurs niveaux différents, qui essaient de reproduire ce soin impossible.
La dimension éthique dans l’écriture de la migration explorée dans deux textes formellement « à l’opposé » est synthétisable finalement dans l’idée d’une instance qui comprend les autres : séparées elles ne feraient que produire encore une fois une vie nue de la littérature. Nous espérons que l’écriture de la migration pensée à partir de deux textes qui l’ont « sortie du silence » et qui montrent bien comment l’attestation de l’événement de la migration s’inscrit dans l’événement colonial, s’ouvre maintenant à pouvoir penser la migration en tant que poéthique dans la littérature maghrébine, à travers un mouvement compréhensif du dedans et du dehors, tant des littératures spécifiques que du rapport de la littérature au monde.
« Nous sommes ailleurs (…) Un pays, un temps de lointaines forêts » (114).
« Les mêmes choses arrivent-elles aux mêmes endroits ? »
« une pièce à conviction récalcitrante, sournoise, vicieuse, une pièce qui ne se laissait ni oublier, ni écarter, ni cacher » (181).
« Je comprends ça. Je comprends beaucoup de choses, je comprends tout ; là est le malheur », (90).
« Quelqu’un d’autre, non celui que vous avez congédié, rôde désormais dans l’ombre de cette ville. Quelqu’un d’autre, et il a rencontré Lily » (57).
Bodei, Remo, « Exilés dans le temps », in : Ecritures de l’exil, (sous la dir. de A. Giovannoni), Paris, L’Harmattan, 2006, p.22.
Ricœur affirme que le pardon freine l’avancée de l’oubli qui tend à occulter les responsabilités de chacun.
« Quelqu’un d’autre, non celui que vous avez congédié, rôde désormais dans l’ombre de cette ville. Quelqu’un d’autre, et il a rencontré Lily » (57).