1.3.2. Les modèles français

1.3.2.1. Modèle de lecture des mots polysyllabiques (Ans, Carbonnel,& Valdois, 1998)

L’architecture du réseau Multiple Trace Memory (MTM) d’Ans, Carbonnel et Valdois (1998) comprend quatre couches d’unités : deux couches orthographiques d’entrée O1 et O2, une couche phonologique de sortie P et une couche intermédiaire servant de mémoire épisodique EM. Chaque unité O1 est connectée à chacune des unités EM, et ces unités EM sont elles-mêmes connectées à chaque unité O2 et P (voir Figure5).

Figure 5 : Modèle de lecture des mots polysyllabiques d’après Rey (2004)
Figure 5 : Modèle de lecture des mots polysyllabiques d’après Rey (2004)

Contrairement aux modèles à double voie, les auteurs ne défendent qu’une seule voie d’accès au lexique, comportant deux procédures distinctes pour la lecture : une procédure globale et une procédure analytique. Ces deux procédures de lecture n’opèrent pas en parallèle. Il est en effet avancé que la procédure de lecture globale précède toujours la procédure analytique, la procédure analytique n’intervenant qu’en cas d’échec de la procédure globale. Lorsqu’une suite de lettres est présentée au réseau, la procédure globale est la procédure privilégiée par le réseau. O1 envoie de l’activation à EM qui en retour envoie de l’activation à O2 et à P. L’écho orthographique de O2 est comparé à l’input orthographique de O1. Si O2 est rigoureusement identique à O1, alors P est autorisé à prononcer le mot. La procédure est alors dite globale, il y a appariement entre O2 et O1 et l’information est directement transmise à P. En revanche, si O2 n’est pas conforme à O1, c’est-à-dire en cas d’échec de la procédure globale, alors l’activation envoyée à P est inhibée et le stimulus ne pouvant être prononcé par la procédure globale le mode le lecture par procédure analytique est initié. Au niveau de EM ce sont des traces de segments, des syllabes qui vont être sollicités. Le stimulus est alors traité séquentiellement, syllabe par syllabe et O2 permet cette progression séquentielle en comparant chaque segment au sein de O1. Le processus est réitéré de cette façon, jusqu’à ce que le stimulus soit traité complètement. En cas d’échec d’appariement dans EM avec des traces segmentales de la taille d’une syllabe, le système peut avoir recours à une analyse plus fine, au niveau des graphèmes selon le même processus 2 .

Une particularité de ce réseau est l’existence d’une fenêtre d’attention visuelle allouée pour le traitement orthographique à travers laquelle l’information orthographique à traiter est extraite. Les deux procédures de lecture diffèrent en fonction de la taille de cette fenêtre visuo-attentionnelle. Dans le mode de lecture globale, la fenêtre visuo-attentionnelle englobe le mot entier, tandis que dans le mode de lecture analytique, la fenêtre visuo-attentionnelle est attirée sur la première partie du stimulus à traiter, et procède ainsi séquentiellement par découpage syllabique, jusqu’à ce que le stimulus entier soit ainsi traité.

Les performances du réseau en lecture de mots sont tout à fait satisfaisantes. Sur un corpus de 13 165 mots mono- et polysyllabiques, le réseau parvient à lire correctement 97,52 % des items, et ce en utilisant la procédure globale. Seuls 2,48 % des items ont été lus en ayant recours à la procédure analytique. Pour ces items les auteurs font remarquer qu’ils présentent tous une faible fréquence 3 . Les performances du réseau ont également été mises à l’épreuve au cours de lecture de pseudomots. Une liste de 830 pseudomots mono- et polysyllabiques, formée à partir des mots du corpus en modifiant une ou plusieurs lettres mais en préservant le nombre de lettres et de syllabes du mot d’origine, a été présentée au réseau. Par exemple « clarté » a donné lieu à deux pseudomots : « flarté » et « plordé ». 22,65 % des pseudomots ont été traités par la procédure globale tandis que 77,35 % ont été traités par la procédure analytique. Pour ce mode de lecture analytique les auteurs précisent que 82,40 % des pseudomots ont été traités syllabe par syllabe et que 17,60 % l’ont été au niveau graphémique. Ce modèle suggère qu’une seule voie serait suffisante pour lire des mots comme des pseudomots, que l’existence de règles de correspondances grapho-phonologiques ne serait pas nécessaire (ce qui n’exclut évidemment pas que les connaissances alphabétiques soient incontournables, puisque ce réseau était initialement doté d’une connaissance des lettres, p.683) et que la pertinence d’une unité syllabique soit ainsi clairement montrée.

Juphard, Carbonnel, Ans et Valdois (2006) ont proposé très récemment de nouvelles expérimentations et de nouvelles simulations sur MTM pour examiner l’effet de longueur syllabique en dénomination comme en décision lexicale. En lecture MTM prédit que les mots familiers sont lus par la procédure globale tandis que les pseudomots sont traités par la procédure analytique. Les résultats de Juphard et al. (2006) sont compatibles avec ces prédictions. Les participants mettaient moins de temps à traiter les mots de deux que les mots de trois syllabes qui étaient également traités plus rapidement que les mots de quatre syllabes. Dans la tâche de dénomination l’effet de longueur de mot se traduit par une augmentation des temps de latence, augmentation plus forte pour les pseudomots que pour les mots. En décision lexicale, l’absence d’un effet de longueur de mot est parfaitement en accord avec les prédictions de MTM. L’effet de longueur de mot étant similaire pour les mots comme pour les pseudomots, ceci conduit à penser que ces deux types d’items sont traités par une seule et même procédure. De plus, les résultats renforcent l’idée de deux procédures en lecture pour les mots et les pseudomots, tandis qu’en décision lexicale une seule procédure (la procédure globale) est nécessaire, conformément aux prédictions de Ans et al. (1998). Des données récentes (Baciu, Juphard, Ans, Carbonnel, & Valdois, 2005; Valdois, Carbonnel, Juphard, Baciu, Ans, Peyrin, & Segebarth, sous presse) mettant en lien des résultats comportementaux avec des résultats de neuro-imagerie et de simulations renforcent de nouveau l’existence des processus différents dans le traitement des pseudomots en lecture et non en décision lexicale, confortant les résultats d’Ans et al. (1998) et Juphard et al. (2006), (mais voir Ferrand, & New, 2003 pour des résultats contraires).

Notes
2.

il est noté que le recours à un niveau de traitement graphémique reste relativement occasionnel et que le niveau graphémique n’est sollicité qu’en cas de syllabe prononçable, mais impossible du point de vue de la langue (p.688).

3.

La fréquence des mots, comprise entre 4 et 5 607 822 occurrences pour 100 millions, correspond au nombre de fois où un item a été présenté au réseau.