2.2. La question des unités phonologiques

Cependant, si le rôle de la médiation phonologique semble reconnu par tous, le format de l’unité phonologique sous-tendu par cette médiation reste un objet de débat (pour une synthèse récente à ce sujet voir Ziegler, & Goswami, 2005).

La majorité des études sur cette question ayant été réalisée auprès d’enfants anglophones, les unités infrasyllabiques comme le phonème (Seymour, & Duncan, 1997) ou la rime (Goswami, & Bryant, 1990; Treiman, 1991 ; 1992 ; Treiman, & Cassar, 1997 ; Goswami, 1993, 1999 ; Gombert et al. 1997; Goswami, & East, 2000) ont été les plus étudiées.

En effet, le recodage phonologique peut se concevoir sous l’effet de différentes unités phonologiques dont la nature serait sous la contrainte des propriétés phonologiques de la langue à traiter (Sprenger-Charolles, 2004 ; Defior, 2004 ; Duncan et al. 2006). La prise en compte de différentes unités possibles dans la segmentation de mot écrit a donné lieu à une vive controverse entre les partisans d’une progression développementale partant d’unités larges (attaque-rime) vers de plus petites unités (phonèmes) (Goswami & Bryant, 1990; Treiman & Zukowski, 1991; Treiman, 1992 ; Goswami, Gombert, & de Barrera, 1998) et les partisans d’une progression en sens opposé des petites unités vers des unités plus larges (Ehri & Robbins, 1992 ; Duncan, Seymour, & Hill, 1997 ; Sprenger-Charolles & Siegel, 1997; Colé et al. 1999 ; Bastien-Toniazzo et al. 1999 ; Duncan, Seymour, & Hill, 2000; Ehri, 2005 ; Duncan et al. 2006).

Pour les partisans d’une progression des unités larges vers des petites unités, la segmentation du mot s’opérerait à un niveau intermédiaire entre la syllabe et le phonème, plus précisément sur une décomposition du mot en attaque-rime. Treiman (1992) émet en effet l’hypothèse que l’apprenti lecteur ne segmenterait pas la chaîne graphique en unités graphémiques, mais en unités orthographiques correspondant à l’attaque-rime, parce que ces unités sont plus facilement repérables que les phonèmes à l’oral comme à l’écrit, chez l’enfant comme chez l’adulte. A la suite de ces travaux, Goswami et Bryant (1990), Gombert et al. (1997) ont suggéré que l’attaque et la rime étaient utilisées très précocement par l’enfant apprenti lecteur, par un processus d’analogie, conférant à ces unités un pouvoir génératif dans la mesure où elles permettraient la lecture de mots nouveaux. Sur la base de cette procédure analogique, l’enfant deviendrait peu à peu capable de développer une analyse phonémique du langage oral et ainsi de parvenir à une lecture par décodage graphophonologique. Cependant il semblerait que ce découpage en attaque-rime soit plus adéquat pour désambiguïser certaines irrégularités propres à la langue anglaise. Le fait de prendre en compte des unités plus larges que le phonème atténue l’ambiguïté de certains clusters vocaliques et rend donc leur prononciation lus facile, or les irrégularités de prononciation de l’anglais concernent majoritairement les voyelles.

Cette progression développementale a été remise en questions par les partisans d’une progression en ordre inverse, des petites unités vers des unités plus larges (Bastien-Toniazzo et al. 1999 ; Colé et al. 1999 ; Sprenger-Charolles, & Colé, 2003). Ceux-ci mettent en avant l’apprentissage incontournable des règles de correspondances graphophonologiques, pouvant ensuite donner lieu à la prise en compte de l’attaque-rime ou de la syllabe. La lecture est un apprentissage qui s’élabore sous l’effet d’une pression extérieure, l’environnement. Pour reprendre une image connue, le bain d’écrit ne suffit pas pour entrer dans le code de l’écrit. Il est alors nécessaire pour le jeune apprenant de comprendre que les mots écrits sont constitués de graphèmes, segments écrits correspondant aux phonèmes de l’oral, ce qui relève d’un apprentissage explicite. Ce serait seulement avec l’automatisation de la procédure grapho-phonologique que l’enfant serait en mesure d’utiliser des unités de recodage plus larges que les phonèmes. Cependant, si l’apprentissage des correspondances grapho-phonologique est un passage obligatoire, une difficulté essentielle est que le phonème est une unité abstraite de représentation. Le phonème est une unité phonique pertinente pour la communication, capable de produire une différence de signification, (e.g. pain vs. bain), mais une unité difficilement accessible à la conscience pour des raisons de co-articulation. La prononciation du mot « calcul » ne se résume pas à la prononciation de ses graphèmes /k + a + l + k + y + l/. Une unité de type syllabique pourrait servir de lien entre la connaissance des correspondances grapho-phonologiques et le recodage dans la mesure où la syllabe phonologique rend compte à la fois du phénomène de co-articulation des phonèmes entre eux et d’une stratégie possible de segmentation du mot.

Une manière de dépasser le débat entre une progression des unités larges vers de petites unités, et inversement, est de considérer des niveaux d’habiletés phonologiques différents. Gombert (1990) propose une distinction entre des processus implicites et des processus explicites pour les traitements linguistiques. Les processus implicites renvoient à la manière dont le langage oral est acquis et manipulé inconsciemment par l’enfant. Les processus explicites renvoient à la manière dont l’enfant, sous la pression de l’enseignement, met en adéquation toutes les connaissances antérieures dont il peut disposer en mémoire sur le code oral avec le code écrit qui est en cours d’acquisition. Gombert (1990) différencie ainsi des habiletés épilinguistiques qui ressortent des connaissances implicites de l’enfant et des habiletés métalinguistiques qui n’émergent que lors de l’apprentissage de la lecture-écriture. Trois phases sont ainsi distinguées : la phase 1 dénommée « habiletés linguistiques primaires », la phase 2 dite « habiletés épilinguistiques », et la phase 3 représentant la « pression environnementale ». Dans une même optique, Anthony et Lonigan (2004 ; Anthony, Lonigan, Burgess, Driscoll, Philips, & Cantor, 2002) ont également proposé que le développement des habiletés phonologiques s’opère selon un continuum partant d’unités larges comme la syllabe, l’attaque et la rime, et que la sensibilité phonémique ne se développe que sous l’effet de l’enseignement formel de la lecture. Sur la base de compétences biologiquement préprogrammées l’enfant acquière sa langue par simple contact avec elle, en associant des formes sonores à une signification contextuelle.

La deuxième phase consiste en une réorganisation des connaissances stockées en mémoire lors de la phase 1, en fonction des contextes communicationnels de plus en plus élaborés. Ces deux phases ont en commun de ne présenter aucun contrôle intentionnel quant à leur structuration et représentent les connaissances épilinguistiques. La phase 3, en revanche dépend strictement d’un contrôle attentionnel pour pouvoir s’établir, puisque cette phase doit aboutir à la mise en place de la conscience métalinguistique, sous pression de l’instruction formelle de la lecture-écriture. La conscience métalinguistique est l’étape clé de l’apprentissage de la lecture-écriture dans la mesure où cet apprentissage ne peut se faire sans intervention extérieure, au contraire de l’acquisition du code oral, et que cette étape contribue à ce que l’enfant apprenti lecteur puisse parvenir à une analyse consciente des relations entre code de l’oral et code de l’écrit. Selon Gombert (2003), l’enfant, confronté très précocement à des stimuli visuels, pourrait rapidement extraire des régularités orthographiques de manière implicite. Dans son modèle de l’apprentissage implicite de la lecture, Gombert (2003) propose que les apprentissages implicites, opérés très tôt par l’enfant, constituent le lit des traitements alphabétiques qui serviront ensuite de fondement pour la mise en place du processeur orthographique. Gombert défend ainsi « l’hypothèse d’une hiérarchie développementale entre le niveau épilinguistique de contrôle et celui de la conscience métalinguistique » (Gombert, Bonjour, & Marec-Breton, 2004, p.185). L’ensemble des connaissances implicites acquises avant l’apprentissage formel de la lecture à partir de la langue orale se trouve ainsi réinvesti lors de l’entrée dans la langue écrite. Ces connaissances servent ainsi de socle aux premiers traitements opérés sur l’écrit. Le langage parlé et le langage écrit seraient ainsi fortement interconnectés et interdépendants. Le langage parlé influencerait fortement l’apprentissage de l’écrit, et la réciproque serait également vraie : le langage écrit modifierait l’organisation fonctionnelle du cerveau de l’adulte (Castro-Caldas, Peterson, Reis, Stone-Elander, & Ingvar, 1998) comme de l’enfant (Muneaux, 2004). Dès lors nous pourrions proposer qu’une unité comme la syllabe, qui semble avoir une pertinence forte comme unité de l’oral en français, pourrait se trouver impliquée lors de l’apprentissage de la lecture en tant que connaissance implicite rendue objective sous la pression de l’enseignement.