1.2.2. La syllabe comme unité de production

Une des premières études sur la syllabe comme unité de production en français est l’étude de Taft et Radeau (1995). Ces auteurs ont mis en évidence que la syllabe était une unité fonctionnelle de lecture dans une tâche de dénomination de mots et de pseudomots. Le matériel utilisé leur permet de comparer la frontière de l’unité syllabique définie par la phonologie et celle de l’unité syllabique définie par les frontières orthographiques (le BOB). 5 Les sujets devaient lire à haute voix une série d’items cibles présentés en lettres majuscules. Certains items contenaient la lettre E dont la prononciation en lettre majuscule est ambiguë puisqu’elle peut représenter les lettres é, è, ê ou e. Ces items cibles étaient précédés de mots amorces contenant un E dans leur première syllabe dont la prononciation pouvait être soit /ə/ soit /ε/. Par exemple, le pseudomot.MERANE est précédé de MEDUSE (même syllabe phonologique), de FEROCE (même BOB) ou SALAUD (aucun lien). Les auteurs mettent en évidence un effet significatif de la syllabe phonologique sur la prononciation du E présent dans le pseudomot. Ces résultats montrent que, dans une tâche de lecture à voix haute, la syllabe en français est une unité de lecture fonctionnelle dont les frontières sont déterminées par la phonologie.

Peretz, Lussier et Béland (1998), ont testé l’effet de la syllabe dans une tâche de complètement de radical bi- ou trigrammique en français. Les auteurs ont tout d’abord proposé aux participants une liste de mots, sélectionnés de manière à ce que tous les mots partagent le même trigramme initial CVC. Les participants devaient ensuite compléter oralement des radicaux de mots qui leur étaient présentés, en disant le premier mot qui leur venait à l’esprit. Les radicaux de mots pouvaient être de forme CV ou CVC et correspondre ou non à la liste de mots vue préalablement, chaque sujet n’ayant été soumis qu’à une liste de radical CV ou CVC. Les résultats ont montré une préférence pour les mots qui partageaient la même syllabe initiale, par exemple pal était plutôt complété par « palmier » que par « palace ». L’impact de la mémoire explicite a été contrôlé dans une tâche où il était demandé explicitement aux sujets de compléter les radicaux à l’aide des mots de la liste apprise précédemment. Dans ce cas, l’effet syllabique disparaît totalement. Si l’effet syllabique apparaît en mémoire implicite et non en mémoire explicite, alors l’apparition de l’effet syllabique dans la tâche de complètement de radicaux est dû à des processus de recherche lexicale et non à des processus de recherche en mémoire épisodique. Cela permet en outre aux auteurs d’affirmer que l’effet syllabique observé dans cette tâche est bien dépendant de la structure phonologique de la langue française 6 .

Ferrand, Segui et Grainger (1996) ont testé la validité de la syllabe en utilisant un paradigme d’amorçage masqué en dénomination. Si la syllabe est une unité de production pertinente, alors une amorce, même pour une durée très brève, comme ba devrait faciliter la prononciation d’un mot comme « balance », et la présentation d’une cible comme bal devrait faciliter la prononciation d’un mot comme « balcon ». Les auteurs ont utilisés des mots, des pseudomots bi- et tri- syllabiques, et ont également procédé à une tâche de dénomination de dessins porteurs de mots également bi- et tri- syllabiques. Leurs résultats ont montré un avantage significatif en faveur d’un traitement syllabique, lorsque les items à produire étaient précédés par leur syllabe initiale, comparé au cas où ces mots étaient précédés d’une syllabe non congruente. Les auteurs ont donc conclu à la présence d’un effet syllabique. Une autre expérience, en décision lexicale, a été conduite avec le même matériel mots et pseudomots, selon la même procédure d’amorçage masqué. Les résultats cette fois-ci n’ont montré aucun avantage significatif de l’amorce et les auteurs en ont conclu que la syllabe était une unité de production impliquée dans la récupération des codes phonologiques pour la sortie articulatoire, (Ferrand, 1995 ; Ferrand, & Segui, 1998 ; mais voir Brand, Rey, & Peerman ; 2003 ; Perret, Bonin, & Méot, 2006 ; Schiller, 1998; 2000, pour des résultats contradictoires).

Notes
5.

Taft avait proposé dès 1979, que la BOSS (Basic Orthographic Syllable Structure) soit une unité fonctionnelle pour la reconnaissance visuelle des mots. La BOSS correspond à la première voyelle et aux consonnes qui l’entourent sans former de combinaison illégale pour la phonologie, par exemple lant pour lantern, ou rhub pour rhubarb. Dans une étude datant de 1992, Taft rapporte que le BOB (Body of the BOSS) soit l’unité de traitement préférentielle par rapport à la BOSS. Le BOB est la partie de la syllabe définie orthographiquement qui contient toutes les consonnes qui suivent le noyau vocalique, par exemple am dans lament.

6.

Des locuteurs anglais soumis à la même tâche n’ont montré aucun effet de la structure syllabique.