1.2.3. La syllabe : unité de classification ou de segmentation ?

Nous avions précédemment annoncé qu’une critique possible sur la pertinence de la syllabe comme unité de traitement consistait à rejeter l’idée de la syllabe en tant qu’unité de classification de la parole (Cutler, McQueen, Norris, & Somejuan, 2001 ; Cutler, & Norris, 1988) contrairement aux hypothèses de Mehler et al. (1981) (voir également Mehler, et al. 1990 ; Segui, 1984 ; Segui, Dupoux, & Mehler, 1990). L’accès au lexique ne se ferait pas à partir d’une analyse séquentielle, conçue syllabe par syllabe, mais à partir d’une analyse initiée par la syllabe se trouvant en début de mot (Content, Kearns, & Frauenfelder, 2001). Content et al. (2001) ont relevé qu’en dépit de l’importance accordée à la syllabe, « il n’y a pas de consensus sur les principes ou les règles prescrivant comment une suite de segments phonétiques est segmentée en syllabe » (p. 178). Content et al. (2001), ont soumis des locuteurs français à une tâche de segmentation explicite de mots au travers d’une tâche d’inversion de syllabes. Dans une première expérience, les sujets devaient permuter les syllabes d’un mot préalablement présenté. Ces mots étaient des bisyllabes pour lesquels la théorie phonologique prédit une segmentation en CV.CV, par exemple pour un mot comme «colère » la permutation attendue est « lèreco ». La nature de la consonne intervocalique a été manipulée, afin de réduire de possibles effets de sonorité. Les résultats ont montré que les sujets permutaient les syllabes conformément à la théorie phonologique et produisaient des inversions en respectant la segmentation CV.CV. Cependant, Content et al. (2001) ont constaté un nombre non négligeable de réponses montrant un pattern d’ambisyllabicité. Un mot comme « colline » donnait lieu à une permutation du type « lincol ». Les auteurs ont suggéré que cette tâche de permutation de syllabe pourrait être plus difficile que d’autres tâches métalinguistiques et que l’effet d’ambisyllabicité pourrait disparaître avec une tâche plus simple. Une deuxième expérience a été réalisée dans ce but. Les participants devaient répéter soit la première, soit la seconde partie des stimuli qu’ils entendaient. La particularité de cette nouvelle tâche était de permettre l’observation des stratégies de segmentation propres au participant, et de révéler le point de segmentation implicitement choisi. En effet, aucune indication n’était donnée sur ce qui pouvait être considéré comme le début ou la fin d’un mot. Les résultats ont montré que les participants donnaient comme première partie d’un mot le pattern CVC plus souvent que le pattern CV lorsqu’ ils devaient répéter le début d’un mot. Ce pattern est davantage compatible avec la définition de l’attaque maximale de la syllabe qu’avec la représentation de la syllabe phonologique. Une troisième expérience a examiné le fait que seules les fins de partie de mot soient soumises à des variations de jugement. En d’autres termes, la détermination de la fin de la première partie d’un mot serait beaucoup plus sujette à variation que la détermination de son début. Les résultats ont de nouveau montré des patterns de réponses CVC pour la première syllabe, tandis que pour la deuxième syllabe les réponses correspondaient au principe de segmentation phonologique classiquement attendu. L’ensemble de ces résultats ont montré que la détermination de la fin de la première syllabe et la détermination du début de la syllabe suivante d’un mot constituaient des mécanismes distincts, sensibles à des variables différentes. Une proposition forte des auteurs était que lorsque la tâche implique un traitement sur le début et la fin de partie d’un mot, c’est le début du mot qui déterminera le point de segmentation. Selon la terminologie de Content et al. (2001), ce principe est dénommé SOSH (Syllable Onset Heuristic Principle). Ce principe repose sur l’idée que chaque début de syllabe dans la parole continue pourrait constituer un début de mot potentiel, et que les mécanismes de reconnaissance des mots dans la parole continue privilégieraient alors les candidats lexicaux alignés avec les débuts de syllabe (Content et al., p.195). En effet, comme les frontières de mots ont tendance à coïncider avec les frontières de syllabe, il est tangible que les débuts de syllabes servent de point d’alignement privilégié pour déclencher un accès lexical. La syllabe serait donc considérée comme une unité de segmentation et non plus comme une unité de classification (voir aussi Jansma, & Schiller, 2004).