1.3.1. La syllabe dans les études portant sur la langue anglaise

Compte tenu du fait que la parole précède l’écrit, et que la maîtrise de l’écrit relève d’un apprentissage explicite à la différence de l’oral, une hypothèse est que la syllabe phonologique qui pourrait servir d’accès au lexique pour le code oral pourrait être utilisé également dans la reconnaissance visuelle de mot. L’étude princeps dans ce domaine est celle de Spoehr et Smith (1973). Dans une tâche d’identification de mots anglais monosyllabiques et bisyllabiques, de longueur et de fréquence comparables, Spoehr et al. (1973) ont montré que les sujets détectaient de manière significativement plus rapide les mots monosyllabiques que les mots bisyllabiques. Les auteurs ont interprétés ce résultat en faveur d’un traitement séquentiel de l’écrit, qui procéderait syllabe par syllabe.

Prinzmetal, Treiman et Rho (1986) ont repris le paradigme des conjonctions illusoires (défini par Treisman, & Schmidt, 1982) afin d’étudier la nature des unités impliquées dans la reconnaissance des mots écrits. Dans ce paradigme, des suites de lettres en couleurs sont brièvement présentées au participant, et la tâche du participant est de rappeler la couleur qu’avait, dans la suite de lettres, une lettre cible présentée au préalable. Une conjonction consiste à associer une lettre cible et la couleur de cette même lettre au sein d’un mot. Une conjonction est dite illusoire dans la mesure où la perception fausse qu’en ont les participants (en raison d’un temps très bref de présentation) ne peut être distinguée d'une perception véridique. Les participants sont en effet persuadés d'avoir vu la lettre cible d'une autre couleur que celle qui lui avait été initialement attribuée. Une conjonction illusoire se présente donc comme une déficience de l'encodage de l'information apparaissant à un niveau précoce du traitement visuel, lorsque les sujets ne peuvent accorder suffisamment d'attention au stimulus présenté. Le but est effectivement de contraindre le système visuel à commettre des erreurs de perception afin d’observer le type d'unité favorisé au cours du traitement perceptif. Les erreurs commises par les participants donnent lieu à une analyse du type d'erreurs rencontré, et il est alors possible de déduire de la nature de ces erreurs les processus de segmentation utilisés par les sujets au cours de la reconnaissance de mots écrits.

Prinzmetal, et al. (1986) ont repris le paradigme des conjonctions illusoires afin d’étudier la nature des unités infralexicales impliquées dans les processus de reconnaissance des mots écrits. Ces auteurs ont choisi de tester la pertinence de la syllabe en tant qu’unité de traitement. Les items étaient des mots de cinq lettres, bisyllabiques, dont la coupe syllabique s'effectuait soit après les deux premières lettres, soit après les trois premières lettres. Ces items étaient de type VCCVC ou CVCCV. La coupe syllabique intervenait systématiquement entre les deux consonnes médianes. Les mots ont été choisis de sorte que les clusters consonantiques n'appartenaient pas à la même syllabe, afin d'éviter le problème d'ambisyllabicité consonantique en anglais.

La lettre cible était de la couleur soit des deux premières lettres du mot, soit des trois dernières. A cela s'ajoute que la présentation bicolore du mot respectait ou non la coupe syllabique. L'analyse des résultats s’est faite sur les erreurs de report de couleur de la lettre cible par les participants, par rapport à la frontière syllabique des mots.

Les résultats ont montré que les participants commettaient significativement plus d'erreurs respectant la coupe syllabique, mettant ainsi en évidence un effet syllabique. Au cours d’une expérience suivante, les auteurs ont testé l’effet syllabique défini par des critères purement phonologiques basés sur l’accentuation des mots. Les résultats n’ont pas montré d’effet significatif de la syllabe conçue selon le patron accentuel des mots. Enfin les auteurs ont testé l’effet de la structure morphologique sur la frontière syllabique à l’aide de mots et de pseudomots. Les résultats ont montré un effet de la structure morphologique des mots, dans la mesure où les participants ont commis davantage d’erreurs respectant le morphème des items. En revanche aucun effet du type d’erreur n’a été observé pour les pseudomots. Prinzmetal et al. (1986) en ont conclu que la syllabe et le morphème pouvaient être des unités utilisées dans la reconnaissance des mots écrits. Cependant, la syllabe définie d’un point de vue strictement phonologique n’étant pas suffisante pour faire émerger un effet syllabique, les auteurs ont suggéré que l’unité pertinente pour la reconnaissance visuelle des mots pourrait être la syllabe orthographique. Celle-ci serait définie selon les connaissances que les participants ont des séquences de lettres constituant une syllabe légale en début de mot (voir également Prinzmetal, Hoffman, & Vest, 1991).

Seidenberg (1987) a repris le paradigme des conjonctions illusoires, mais en formulant une nouvelle hypothèse. Selon lui, le recours à des unités infralexicales de type syllabique ne serait pas nécessaire. Les effets attribués à la syllabe et au morphème (Prinzmetal et al. 1986) ne traduiraient qu’un effet de la redondance orthographique. Seidenberg (1987) considère en effet que les lettres à l'intérieur d'une syllabe seraient plus fortement associées que les lettres chevauchant la frontière syllabique. De cette façon les frontières syllabiques seraient simplement marquées par des baisses de fréquences bigrammiques, qu'il appelle trou bigrammique. Selon son exemple, ANVIL se segmenterait en AN-VIL eu égard aux patrons de fréquences bigrammiques suivants : AN fréquence de 289 et NV fréquence de 5, VI fréquence de 324. La baisse de fréquence entre AN et NV expliquerait alors le principe de segmentation des mots. Seidenberg (1987) a introduit une nouvelle typologie des erreurs donnant lieu aux conjonctions illusoires. Selon cet auteur, il existerait des erreurs de préservation et des erreurs de violation de la frontière syllabique. Pour qu'il y ait une erreur de préservation, il faut que la présentation du mot en deux couleurs ne respecte pas la coupe syllabique et que le participant commette une erreur, lors du report de la couleur de la lettre cible, en préservant la frontière syllabique en dépit de la présentation bicolore. Pour qu'il y ait une erreur de violation, il faut que la présentation du mot en deux couleurs respecte la coupe syllabique et que le participant commette une erreur, lors du report de la couleur de la lettre cible, en violant la frontière syllabique en dépit de la présentation bicolore.

La procédure de Seidenberg (1987) était identique à celle de Prinzmetal et al. (1986). Les mots utilisés dans cette expérimentation étaient de structure CVCVC, ne présentaient pas de frontière orthographiquement contrainte (à l’inverse de Prinzmetal et al. 1986), mais comportaient, en revanche un trou bigrammique à la frontière syllabique. Les résultats ont montré davantage d’erreurs de préservation que d’erreurs de violation chez les participants. Seidenberg (1987) a suggéré que la frontière orthographique serait définie par un trou bigrammique, responsable de la segmentation du mot en unité infralexicale. Seidenberg (1987) a ensuite comparé des items bi- et monosyllabiques porteurs d’un même trou bigrammiques. Si la syllabe est une unité de segmentation à l’écrit, alors seuls les items bisyllabiques devraient donner lieu à des erreurs de préservation. Les résultats ont montré que les items bi- comme monosyllabiques ont donné lieu à des erreurs de préservation. Seidenberg (1987) a donc remis en question la pertinence de la syllabe comme unité de traitement de l’écrit et suggéré que les unités de lecture soient déterminées par la fréquence d’association des séquences de lettres au sein des mots.

Les recherches de Rapp (1992) ont eu pour but de vérifier l'hypothèse d'un traitement statistique, réalisé sur la base des patrons de fréquences bigrammiques, tels que Seidenberg (1987) les avait décrits. Rapp (1992) a utilisé le paradigme des conjonctions illusoires selon la même procédure que Prinzmetal et al. (1986) et Seidenberg (1987) et a ainsi confronté les résultats des deux expériences précédentes, en utilisant des mots dont la frontière syllabique correspondait ou non au trou bigrammique. Rapp (1992) a observé un nombre moyen d'erreurs de préservation toujours supérieur au nombre moyen d'erreurs de violation, sans conséquence de la présence ou de l'absence du trou bigrammique. Les participants ne seraient donc pas si sensibles au trou bigrammique, et Rapp (1992) a ainsi restauré la pertinence de l’unité syllabique en reconnaissance visuelle de mots.