1.3.2. La syllabe dans les études portant sur la langue française

Les études précédentes ont généré un nombre considérable de recherches sur l’effet de la syllabe dans la reconnaissance visuelle des mots. Notamment en espagnol, une langue pour laquelle les frontières de syllabes paraissent relativement claires. Depuis l’étude princeps de Carreiras, Alvarez, & De Vega (1993) montrant dans une tâche de décision lexicale, que les mots espagnols composés de syllabes de haute fréquence étaient traités plus lentement que les mots composés de syllabes de faible fréquence, un grand nombre d’études se sont intéressées à l’effet syllabique dans les langues romanes, plus spécifiquement en espagnol (Alvarez, Carreiras, & De Vega, 2000; Alvarez, Carreiras, & Taft, 2001; Alvarez, Carreiras, Perea, 2004; Conrad, & Jacobs, 2004; Perea, & Carreiras, 1995, 1998) et en français (Brand, et al. 2003; Colé et al. 1999; Doignon, & Zagar 2005; Grainger, & Jacobs, 1996; Mathey, & Zagar, 2002). Nous nous consacrerons ici aux études récentes en français, comme celles de Mathey et Zagar, (2002), Brand et al. (2003), Doignon et Zagar, (2005), et Conrad, Grainger, & Jacobs (in press). La plupart des études récentes sur la syllabe en reconnaissance visuelle de mots reposent sur l’utilisation du paradigme de décision lexicale, paradigme dans lequel Ferrand et al. (1996) n’avaient montré aucun effet syllabique, ce qui remet en question les résultats obtenus dans leur expérience.

Mathey et Zagar, (2002) ont repris l’étude de Perea et Carreiras, (1998) afin d’examiner si, en français, la syllabe pouvait constituer une unité sublexicale fonctionnelle pour la reconnaissance visuelle des mots. Ces auteurs ont manipulé la fréquence des mots ainsi que le voisinage syllabique de ces mots sur la base de leur syllabe initiale, soit des mots peu fréquents avec une syllabe fréquente ou non et des mots très fréquents avec une syllabe initiale fréquente ou non, dans une tâche de détection lexicale. Aucun des mots n’avaient de voisins orthographiques plus fréquents. Les résultats en français étaient en partie identiques à ceux de Perea et Carreiras, (1998). Un effet du voisinage syllabique a été observé, indépendamment de la fréquence du mot et cet effet a uniquement émergé dans les erreurs des participants et non dans les temps de réponse. Mathey et Zagar, (2002) ont donc réalisé une autre expérience en prenant une base lexicale de fréquence plus récente que BRULEX (Content, Mousty, & Radeau, 1990) : LEXIQUE (New, Pallier, Ferrand, & Matos, 2001). Contrairement à la première expérience, le nombre de voisins orthographiques a été manipulé : la moitié des mots n’avaient pas de voisins orthographiques et l’autre moitié des mots en avait au moins un possible. Les mêmes résultats ont été trouvés cette fois-ci au niveau des erreurs comme au niveau des temps de réponse. En revanche, les résultats n’ont toujours pas montré d’interaction entre voisinage orthographique et voisinage syllabique, suggérant que deux lexiques indépendants coexisteraient, un lexique orthographique rendant compte de l’activation des voisins orthographiques et un lexique phonologique rendant compte de l’activation des voisins syllabiques (pour des résultats similaires voir, Hutzler, Conrad, & Jacobs, 2005). Ces résultats sont en partie compatibles avec des modèles interactifs (e.g. Jacobs, et al. 1998) qui prédisent une inhibition plus forte du voisinage syllabique pour les mots de forte fréquence que pour les mots de faible fréquence.

Cependant, récemment, Brand, et al. (2003) ont fortement remise en question la pertinence de la syllabe comme unité de traitement en reconnaissance visuelle de mot en français. Ces auteurs ont repris l’expérience de Ferrand et al. (1996) en utilisant un paradigme d’amorçage masqué dans une tâche de nomination et ont suivi rigoureusement la même procédure avec le même matériel que Ferrand et al. (1996). En dépit de trois expérimentations successives, ces auteurs ne sont pas parvenus à répliquer l’interaction croisée attendue entre cibles CV et cibles CVC. Le seul résultat, bien que peu robuste, auquel ces auteurs sont parvenus est que les cibles CVC seraient traitées plus rapidement que les cibles CV. Ce résultat rappelle celui de Spinelli et Radeau (2004), suggérant que plus y a d’informations disponibles plus le traitement est accéléré. Néanmoins, Brand et al. (2003) procèdent à une analyse distributionnelle de la taille de l’effet syllabique et concluent que l’effet de Ferrand et al. (1996) se trouve à dix écart-type de la moyenne de distribution de leur propre effet d’interaction et offre une infime probabilité d’émergence à l’effet syllabique. Ces auteurs concluent que « l’effet de l’amorçage syllabique n’est empiriquement pas tenable et que l’hypothèse selon laquelle les syllabes constitueraient des unités fonctionnelles de traitement dans la reconnaissance des mots écrits doit faire la preuve d’autres recherches » (Brand et al. 2003 ; p.442, notre traduction).

Doignon et Zagar (2005), ont utilisé le paradigme des conjonctions illusoires, afin de déterminer si le système perceptif est influencé par des caractéristiques orthographiques (hypothèse du « trou bigrammique » de Seidenberg, 1987) ou par des caractéristiques phonologiques (frontière syllabique, Rapp, 1992). Doignon et Zagar (2005) ont manipulé au cours de trois expériences la position de la frontière syllabique et la position du trou bigrammique à l’initiale de mot. Les items étaient des mots bisyllabiques de façon à pouvoir observer les différences de traitement lorsque la frontière syllabique et le trou bigrammique coïncidaient ou non. Pour les mots dont la syllabe initiale est de deux lettres, comme « matin », la frontière syllabique et le trou bigrammique sont congruents, donnant lieu à la segmentation ma.tin. En revanche, pour un mot comme « banal », la frontière syllabique donne lieu à la segmentation « ba.nal » et le creux bigrammique prédit une segmentation en « ban.al. » Pour les mots dont la syllabe initiale est de trois lettres, comme « brodé », la frontière syllabique donne lieu à la segmentation « bro.dé » et le creux bigrammique prédit une segmentation en « bro.dé ». Enfin, pour un mot comme « bravo » la frontière syllabique donne lieu à la segmentation « bra.vo » et le trou bigrammique prédit une segmentation en « br.avo ». Si la frontière syllabique (Rapp, 1992) est utilisée lors de la reconnaissance visuelle des mots, des erreurs de préservation de la structure syllabique sont attendues, indépendamment de l’influence du trou bigrammique. En revanche, si le trou bigrammique (Seidenberg, 1987) est utilisé en reconnaissance visuelle de mot, les erreurs de préservation devraient davantage apparaître lorsque la frontière syllabique et le trou bigrammique coïncident. Les résultats ont montré une différence significative dans les erreurs des sujets en faveur d’une préservation de la frontière syllabique, suggérant que l’unité de lecture préférentiellement utilisée était l’unité syllabique. Cependant les résultats ont également montré que ces erreurs de préservation de la frontière syllabique apparaissent dans la situation où le trou bigrammique et la frontière syllabique coïncidaient. Ces données supportent néanmoins l’hypothèse de Seidenberg (1987), sur la redondance de l’information orthographique dans la reconnaissance visuelle de mot. Dans une seconde expérience, Doignon et Zagar (2005) ont testé l’effet de la redondance orthographique en manipulant la fréquence des bigrammes en position 2 et 3 au sein des mots, incluant la lettre cible au niveau de la frontière syllabique, Ainsi la frontière syllabique pouvait se trouver soit entre la deuxième et la troisième lettre du mot (pu.nir) et le trou bigrammique entre la troisième et quatrième lettre (pun.ir), soit entre la troisième et la quatrième lettre du mot (ver.ni) et le trou bigrammique entre la deuxième et la troisième lettre (ve.rni). Comme dans la première expérience, lorsque le trou bigrammique et la frontière syllabique coïncidaient les sujets commettaient significativement plus d’erreurs de préservation que d’erreurs de violation de la frontière syllabique. Cependant, quand le trou bigrammique ne correspondait pas la frontière syllabique, aucune différence significative concernant la nature des erreurs n’a été observée. Les auteurs ont suggéré que l’absence d’erreur de préservation en présence d’un trou bigrammique montre que l’information orthographique influencerait également la reconnaissance visuelle de mot. Dans leur dernière expérience, les auteurs, dans le but de renforcer l’information orthographique disponible, ont manipulé la fréquence du bigramme en position 2 afin de comparer les différences de traitement entre bigramme 2 de forte et faible fréquence. L’analyse des résultats a montré davantage d’erreurs de préservation que de violation de la frontière syllabique, et ce d’autant plus dans la condition congruente trou bigrammique et frontière syllabique, comme précédemment. La conclusion de cette étude est que la frontière syllabique conduit à davantage d’erreurs de préservation que d’erreurs de violation dans la détection d’une lettre cible et que le traitement de l’écrit semble s’opérer sur deux types d’unités différentes. Dans la mesure où l’effet du trou bigrammique ou l’effet de la frontière syllabique n’ont pu être mis séparément en évidence, les auteurs ont proposé que l’information phonologique (via la syllabe) comme l’information orthographique (via les propriétés statistiques de l’écrit) soient impliqués dans la reconnaissance visuelle de mot, pouvant être en compétition lors de la reconnaissance visuelle de mot. Que ces deux informations soient représentées dans le système posent un problème aux modèles actuels de reconnaissance visuelle des mots, puisque ces modèles ne prédisent pas l’utilisation parallèle de ces deux sources d’information. Soit l’information phonologique est absente (PDP, Seidenberg et McClelland, 1989) soit c’est l’information orthographique qui est absente (DRC, Coltheart, et al. 2001 ; MROM-p, Jacobs, et al. 1998). Le modèle MTM (Ans, et al. 1998) pourrait représenter un compromis entre ces précédents modèles. L’idée d’une dissociation entre information orthographique et phonologique a été récemment mise en évidence par Carreiras, Vergara et Barber (2005). Ces auteurs ont montré dans une étude en IRMF que la présentation visuelle de mots et de pseudomots en mode bicolore, respectant ou non la frontière syllabique, entraînait une modification de l’activité cérébrale en faveur de la congruence syllabique. De plus l’effet de congruence syllabique apparaîtrait très précocement, tandis que l’effet de lexicalité n’émergerait que plus tardivement. Ces résultats suggèrent une dissociation de traitement entre l’effet syllabique et l’effet de lexicalité impliquant nécessairement la présence d’un niveau syllabique dans les modèles de reconnaissance visuelle des mots (pour des résultats contradictoires voir, Goslin, Grainger, & Holcomb, 2006 ; Rey, Ziegler, & Jacobs, 2000 ; Rouibah, & Taft, 2001).

Une expérience très récente, Conrad, et al. (sous presse) a testé l’effet de fréquence de la syllabe initiale en reconnaissance visuelle de mot en français. Quarante et un étudiants français ont participé à une tâche de décision lexicale, dont le traitement des données a donné lieu à six analyses différentes. Afin d’observer plus précisément l’effet de fréquence de la syllabe initiale décrit par Carreiras et al. (1993) et Mathey et Zagar, (2002), Conrad et al. (sous presse) ont testé l’effet de fréquence syllabique défini selon des critères orthographiques et phonologiques. Selon ces auteurs, les études antérieures auraient confondu les fréquences orthographique et phonologique dans leur définition de l’effet de fréquence de la syllabe initiale. En effet, leurs résultats ont montré que lorsque les fréquences orthographique et phonologique étaient confondues, l’effet de fréquence syllabique s’observait, les temps de réponses étaient plus lents pour des mots possédant une syllabe initiale de forte fréquence que pour les mots qui présentaient une syllabe initiale de faible fréquence. Toutefois l’effet de fréquence syllabique observé par Conrad et al. (sous presse) était moindre que dans les études antérieures (analyse 1). Ces auteurs ont donc procédé à une autre analyse (analyse 2) afin de distinguer l’effet de fréquence syllabique défini orthographiquement de l’effet syllabique défini phonologiquement. Les résultats ont montré que seule la syllabe phonologique pouvait rendre compte de l’effet de fréquence syllabique. Les temps de réponses des participants étaient plus longs dans le cas d’une syllabe phonologique de forte fréquence que dans le cas d’une syllabe phonologique de faible fréquence. En revanche, la manipulation de la fréquence de la syllabe orthographique n’a produit aucun effet sur les latences de temps de réponse des participants. Les auteurs ont ensuite testé l’effet du nombre de voisins orthographiques et phonologiques sur la syllabe initiale (analyse 3). Les résultats n’ont montré aucun effet du nombre de voisins orthographiques sur les latences de réponses des participants tandis que les résultats ont montré un fort effet inhibiteur du nombre de voisins phonologiques sur les temps de réponses des participants. Ce résultat suggérerait que l’effet de fréquence syllabique serait dû à un processus phonologique plutôt qu’orthographique. Une autre analyse (analyse 4) a testé l’effet de la fréquence phonologique de la syllabe initiale en contrôlant la fréquence d’association des lettres du cluster initial, qu’il corresponde ou non à la syllabe initiale (e.g. « pi » dans « piscine » et « pincé »). Bien que la fréquence syllabique corrèle systématiquement avec la fréquence des lettres formant la syllabe orthographique, les latences de temps de réponses ont montré un ralentissement du traitement pour les mots dont la syllabe phonologique était de forte fréquence. Selon les auteurs ce résultat suggèrerait de nouveau que les effets de fréquence syllabique sont définis d’un point de vue phonologique et non pas orthographique et que la syllabe pourrait être utilisée comme unité infralexicale pour la segmentation de mots polysyllabiques. L’analyse 5 a testé l’effet de fréquence des deux premiers phonèmes des mots en maintenant constante la fréquence de la syllabe initiale comme le nombre de voisins au niveau orthographique et phonologique. Les résultats ont montré que la fréquence des deux phonèmes initiaux n’affectait pas les temps de réponses des participants lorsque la fréquence de la syllabe initiale était contrôlée. Les auteurs ont interprété ce résultat comme une preuve forte de l’effet de fréquence syllabique en dehors de tout effet du cluster initial orthographique et phonologique et ont conclu que la syllabe phonologique pouvait jouer le rôle d’une unité de traitement des mots à l’écrit. Dans une dernière analyse (analyse 6), les auteurs ont testé l’effet de fréquence syllabique défini phonologiquement avec l’effet de fréquence du mot. Les résultats ont de nouveau montré un effet de la fréquence syllabique. Les mots dont la syllabe initiale était de forte fréquence étaient traités plus lentement que les mots dont la syllabe initiale était de faible fréquence. Enfin l’effet de fréquence syllabique sur les latences de réponse était plus fort pour les mots de faible fréquence que pour les mots de forte fréquence. Ce résultat est compatible avec les résultats de Perea et al. (1998), Colé et al. (1999) et Conrad et Jacobs (2004) montrant un effet syllabique seulement pour les mots de faible fréquence. Pris dans leur ensemble ces résultats ont montré que l’effet de fréquence syllabique était robuste et de nature phonologique. Conrad et al. (sous presse) ont suggéré que l’effet de fréquence syllabique pourrait refléter un processus de traitement syllabique en français, et que l’unité syllabique, phonologiquement définie, pourrait être une unité de traitement pertinente pour la reconnaissance visuelle des mots.

Le débat actuel n’est plus de savoir si la syllabe est la seule candidate possible dans l’accès au lexique, mais plutôt de savoir comment cette unité peut contribuer, avec d’autres, à l’accès au lexique. La syllabe semble jouer un rôle dans le traitement du langage oral comme écrit chez l’adulte, considéré comme expert. Nous nous proposons à présent d’étudier le rôle que pourrait jouer la syllabe chez l’enfant.