2.1.3. Détermination rythmique de la syllabe

Le rythme comme moyen de classifier les différentes langues du monde s’est avéré peu fiable. En effet, la distinction entre langues accentuelles « stressed-timed » (langues anglo-saxonne, slave et arabe) et langues syllabiques « syllable-timed » (langues romanes, yoruba et telegu) sur la base d’une mesure des durées séparant les accents, les syllabes ou les mores conformément aux données de Pike (1945), Abercrombie (1967) et Ladefoged (1975) (pour le japonais et le tamoul), n’a pas permis de donner une caractérisation certaine des langues, suivant les trois grandes classes prédéterminées : accentuelle, syllabique et moraïque (Bolinger, 1985 ; Dauer, 1983 ; Roach, 1982). Pourtant, cette classification était largement utilisée dans les recherches en psycholinguistique. Ramus, et al. (1999, voir également Ramus, & Mehler, 1999; Ramus, 2000), ont apporté une nouvelle contribution à la compréhension de l’existence de ces classes rythmiques. Alors que les études précédentes cherchaient à vérifier l’hypothèse d’isochronie en mesurant les intervalles entre les unités de parole (Bolinger, 1965 ; O’Connor, 1965 ; Shen, & Peterson, 1962, pour les langues accentuelles ; Wenk, & Wioland, 1982, pour le français ; Hoequist, 1983 a, 1983 b, pour le japonais). Ramus et al. (1999; Ramus, & Mehler, 1999; Ramus, 2000) ont envisagé le rythme par la mesure du contraste entre voyelles et consonnes. Selon ces auteurs, la complexité syllabique d’une langue devrait permettre de déterminer sa classe rythmique. D’un point de vue phonologique, plus une langue présenterait de syllabes complexes, plus cette langue serait de type accentuel et plus une langue présenterait de syllabes simples, plus cette langue serait de type syllabique ou moraïque. L’analyse de huit langues (français, italien, catalan, espagnol, néerlandais, polonais, anglais et japonais) a permis de montrer que les propriétés phonologiques, donnant naissance au rythme, pouvaient se déduire de paramètres très simples, comme le pourcentage de voyelles dans le signal de parole. Cette approche acoustique du rythme permet dès lors une classification des langues en fonction de leur rythme, en accord avec les descriptions linguistiques plus anciennes des langues, et vérifie l’hypothèse selon laquelle les langues se différencient sur la base d’indices rythmiques décelables à un niveau acoustico-phonétique. Une langue de type accentuel présenterait ainsi un plus faible pourcentage de voyelles qu’une langue syllabique ou moraïque, parce qu’elle admettrait un plus large éventail de groupes consonantiques et donc une plus grande complexité de structures syllabiques. De plus, l’accent tonique étant lié à la structure syllabique, celui-ci se place sur les syllabes les plus complexes, d’où une réduction vocalique pour les syllabes non accentuées. A l’inverse, pour les langues syllabiques, l’absence de corrélation entre la structure syllabique, l’accent et la nature des voyelles rend les syllabes plus égales les unes par rapport aux autres.

En conclusion, les langues accentuelles ont un pourcentage de voyelles bas et comprennent au moins quatorze types de syllabes, tandis que les langues syllabiques ont un pourcentage de voyelles plus élevé et seulement six ou huit types de syllabes. L’intérêt majeur des travaux de Ramus et al. (1999; Ramus, & Mehler, 1999 ; Ramus, 2000) est d’avoir montré empiriquement l’existence de classes rythmiques différentes et qu’en conséquence, il apparaissait nécessaire de prendre en compte les indices acoustiques propres à chaque classe de langue dans le cadre d’études sur l’acquisition de la langue maternelle.

La majorité des études sur la segmentation des mots par le jeune enfant ont porté sur la langue anglaise, Nazzi, et al. (2006) ont examiné la segmentation du signal de parole chez de jeunes enfants français. Pour ces auteurs, à la différence de l’anglais, langue dans laquelle l’unité précoce de segmentation serait l’accent frappant la syllabe forte d’où une segmentation selon un rythme alternant syllabe longue et syllabe brève, (Curtin, Mintz, & Christiansen, 2005 ; Houston, Santelmann, & Jusczyk, 2004 ; Nazzi, Dilley, Jusczyk, Shattuck-Hufnagel, & Jusczyk, 2005), le français, dit à rythme syllabique, aurait comme unité précoce de segmentation la syllabe, comprise toutefois en tant qu’unité de taille syllabique et non en terme de structure syllabique définie phonologiquement. Par exemple, le mot « toucan » serait susceptible d’une segmentation en tou.can, comme en touc.an (Nazzi, et al. 2006, p.286). Nazzi et al. (2006) ont précisément testé l’hypothèse d’une segmentation sur la base d’une unité de taille syllabique pour le français auprès de jeunes enfants de 8, 12 et 16 mois, en utilisant le paradigme d’orientation de préférence. Les résultats ont montré qu’à 8 mois, aucun effet de segmentation n’était mis en évidence. En revanche, à 12 mois, les résultats ont montré que le jeune enfant ne concevait pas un mot bisyllabique comme une seule unité mais segmenterait ce mot en deux syllabes. Les effets de segmentation obtenus pour la syllabe initiale et pour la syllabe finale, portant, pour un mot comme « toucan », sur les syllabes « tou » et « can », les auteurs ont suggéré que la segmentation pourrait s’opérer sur la base d’une syllabe structurée, définie selon les principes de l’attaque maximale (Selkirk, 1984). Cette hypothèse resterait néanmoins à tester. Enfin, à 16 mois les résultats ont montré que les enfants ne segmentaient plus un mot bisyllabique selon deux unités mais l’analyse comme un tout. Le parcours développemental proposé par les auteurs serait qu’au début de l’apprentissage du français, les jeunes enfants commenceraient par segmenter les mots en fonction d’une unité de taille syllabique, puis, au fur et à mesure de l’apprentissage, les indices de segmentation s’enrichiraient de sorte que les mots soient reconnus en tant qu’unité singulière.

En conclusion, cette étude renforce les résultats de Ramus et al. (1999 ; Ramus, & Mehler, 1999; Ramus, 2000) dans le sens où effectivement les indices prosodiques responsables des différences rythmiques entre les langues trouvent aussi une pertinence dans la segmentation précoce du signal de parole. Des résultats analogues existaient déjà sur la segmentation précoce en anglais, mettant en évidence une segmentation sur la base de l’accent. A présent nous disposons également de résultats mettant en évidence une segmentation précoce basée sur la syllabe en français. Les capacités de segmentation sont donc bien liées aux propriétés rythmiques de la langue maternelle que le tout jeune enfant doit acquérir. En ce sens, la syllabe pourrait être un indice prosodique privilégié pour l’acquisition du langage chez le tout jeune enfant français.