2.3.1. Traitement syllabique en lecture

2.3.1.1. Paradigme de détection de cible

Une expérimentation portant précisément sur l’hypothèse d’un traitement syllabique à l’écrit est celle de Colé, et al. (1999). Ces auteurs ont adapté en modalité visuelle la tâche de détection de cible de Mehler et al. (1981), et l’ont administrée à des adultes ainsi qu’à des enfants apprentis lecteurs de CP. Chez l’adulte, un effet de compatibilité syllabique a été mis en évidence pour les mots de faible fréquence uniquement. En effet, pour les mots de faible fréquence, les cibles CV et CVC sont détectées plus rapidement pour des items dont la première syllabe était compatible, tandis qu’un effet de longueur de la cible a été observé pour les mots de fréquence élevée. Dans ce cas, les cibles de deux lettres sont détectées plus rapidement que les cibles de trois lettres quelle que soit la structure de la syllabe initiale de l’item.

Chez l’enfant, l’expérimentation a eu lieu en deux temps distincts : en milieu (février) et fin de l’année scolaire (juin). En février, les résultats ont montré que les enfants traitaient les suites de lettres de manière séquentielle, lettre à lettre, d’où un effet de longueur de cible. En revanche en juin, un effet de compatibilité syllabique est observé, mais chez les bons lecteurs uniquement. L’hypothèse des auteurs est qu’après l’apprentissage des correspondances grapho-phonémiques, la syllabe pourrait jouer le rôle d’un médiateur entre le niveau des lettres et le niveau sub-lexical. La segmentation du mot reposerait ainsi sur la combinaison de lettres représentant une unité phonologique de type syllabique, lorsque les correspondances grapho-phonémiques sont maîtrisées. Un aspect important de cette expérience est que dans un premier temps l’analyse de la cible s’est faite sur la base d’une traduction phonologique lettre à lettre, puis les habiletés de lecture se développant, les performances des enfants montrent un comportement proche de celui de l’adulte pour les mots de faible fréquence. Or, pour un apprenti lecteur, les mots sont tous de faible fréquence, puisque le lexique orthographique est en construction. Ces résultats permettent d’entrevoir un parcours développemental au cours duquel l’unité syllabique aurait un rôle transitoire entre les débuts de l’apprentissage et le développement d’une expertise en lecture. De plus, le recodage phonologique, qui implique le maintien en mémoire de travail des informations phonologiques, est moins coûteux si les unités à retenir sont sous forme syllabique, plutôt que sous forme phonémique. Il est moins coûteux, cognitivement parlant, d’associer deux unités syllabiques comme « mar + di » plutôt que cinq unités phonémiques telles « m + a + r + d + i » pour décoder le mot « mardi ».

Nous appuierons nos propres travaux sur cette recherche, en manipulant toutefois la nature de la consonne pivot. Il est en effet apparu que le matériel utilisé par Colé et al. (1999) contenait essentiellement des mots dont la consonne en position médiane était une liquide. Or, selon les résultats de Content et al. (2001) à l’oral, l’effet syllabique pourrait ne dépendre que des caractéristiques phonétiques de ces consonnes. Nous testerons cette hypothèse.

Ces données sont néanmoins compatibles avec d’autres études sur le traitement syllabique au cours de l’apprentissage de la lecture.

Colé et Sprenger-Charolles (1999) ont comparé à l’aide d’une tâche de détection de cible le comportement de trois groupes d’enfants de 11 ans, normo-lecteurs, lecteurs en retard d’un an et dyslexiques. La structure de la cible, la structure initiale de l’item porteur ainsi que la familiarité de l’item ont été manipulées. Les résultats ont montré que les enfants normo-lecteurs ont un comportement comparable à celui des lecteurs de fin de CP de Colé et Sprenger-Charolles (1999). Ces enfants ont effectué un traitement syllabique pour les items peu familiers. Les temps de réponses étaient plus courts en cas de compatibilité entre la structure de la cible et la syllabe initiale de l’item. En revanche, pour les items familiers, les enfants ont effectué un traitement orthographique, les temps de réponses étaient plus courts pour une cible de deux lettres que pour une cible de trois lettres. Concernant les lecteurs en retard, les résultats ont montré un effet de compatibilité syllabique pour les mots familiers seulement, et un traitement orthographique pour les mots peu familiers. Enfin, les résultats des enfants dyslexiques ne montrent qu’un effet de la familiarité et un effet de longueur de la cible. Ces résultats ont renforcé l’idée d’un parcours développemental selon lequel l’apprenti-lecteur pourrait déplacer progressivement son attention des unités grapho-phonémiques vers des unités plus larges comme les syllabes, avant de parvenir à un traitement par la voie directe (Colé et al. 1999, Bastien-Toniazzo et al. 1999, Sprenger-Charolles, Siegel, Béchennec, & Serniclaes, 2003). Les mêmes patterns de résultats s’observent pour des enfants de deuxième année d’apprentissage (Colé, & Magnan, 1997), et de CM2 (Colé, 1996). Seuls les mots peu familiers font l’objet d’un traitement syllabique.

Magnan et Colé (1999) ont étudié l’effet d’une voyelle nasale /ã/ dans une syllabe de structure CV à l’aide d’une tâche de détection de cible. Deux difficultés sont prises en compte. L’une d’ordre articulatoire, l’acquisition des voyelles nasales est réputée plus tardive que celle des voyelles orales, et l’autre, d’ordre orthographique, dans la mesure où un digraphe traduit un seul phonème (e.g. an pour le son /ã/). Les enfants les plus jeunes devraient avoir plus de difficultés à traiter les syllabes CV avec voyelle nasale, que les autres types syllabiques. Deux groupes d’enfants de première année et deuxième année d’apprentissage ont participé à cette expérience. Les résultats ont montré un effet de compatibilité syllabique pour les enfants de première année. Cependant cet effet était limité aux mots ne présentant pas de voyelle nasale en syllabe initiale. Les auteurs ont de plus remarqué qu’en cas de difficultés, les enfants simplifiaient le traitement en réduisant la syllabe complexe en une structure CV mieux connue. En revanche, les résultats des enfants de deuxième année ont révélé un effet de compatibilité syllabique, quelle que soit la structure de la syllabe initiale. Le traitement syllabique se mettrait donc progressivement en place en fonction des caractéristiques phonologiques et orthographiques de la syllabe et du niveau d’expertise des enfants.