2.3.3. Paradigme des conjonctions illusoires

Un autre paradigme utilisé pour observer le traitement syllabique au cours de l’apprentissage de la lecture est le paradigme des conjonctions illusoires tel que nous l’avions présenté dans les études de Prinzmetal et al. (1986) et Rapp (1992).

Ballaz, Merendaz et Valdois (1999) ont utilisé ce paradigme auprès d’enfants de première, troisième et cinquième année d’apprentissage. Dans cette expérience, deux conditions expérimentales étaient proposées. Une condition congruente, dans le cas où la lettre cible était de la même couleur que la syllabe à laquelle elle appartenait, et une condition incongruente dans le cas où la lettre cible était de la couleur de la deuxième syllabe du mot. Si l’unité syllabique intervient dans le traitement de l’écrit, davantage d’erreur dans le report de la couleur en condition incongruente sont attendues. Les items étaient des mots et pseudomots bisyllabiques de structure CVCCVC ou CVCCVV. Les résultats ont montré que le taux de conjonctions illusoires ne différait pas significativement en fonction de la lexicalité. En revanche, le taux de conjonctions illusoires était significativement plus important en situation d’incongruence pour les enfants de troisième et cinquième année d’apprentissage. Ces résultats ont attesté de la pertinence de l’unité syllabique chez des enfants ayant un niveau d’expertise élevé, puisque aucun effet syllabique n’est observé pour les enfants de première année. Par ailleurs, ces résultats suggèrent que ces enfants ayant manifesté cet effet ont repéré la frontière syllabique et ont identifié les unités correspondant aux syllabes orales dans les mots écrits.

Une étude très récente, Doignon et Zagar (2006), a également utilisé le paradigme des conjonctions illusoires auprès d’enfants apprentis lecteurs de deuxième et de cinquième année au cours de deux expérimentations. L’objectif de la première expérience était de tester la perception de la syllabe orale dans les mots écrits. Les résultats ont montré que dans l’ensemble les enfants commettaient davantage d’erreurs de préservation de la frontière syllabique que d’erreurs de violation. Toutefois, seuls les enfants de deuxième année ont manifesté cet effet syllabique. La seconde expérience visait à déterminer le type d’informations qui pouvait donner lieu à la perception de l’unité syllabique à l’écrit. Afin d’éviter un éventuel effet de lexicalité, cette expérience a été réalisée à l’aide de pseudomots. Quatre niveaux d’apprentissage différents ont été testés, soit des élèves de première, deuxième, quatrième et cinquième année d’apprentissage. Trois hypothèses ont été émises par rapport au type d’informations possibles. La perception de la syllabe à l’écrit pourrait provenir d’informations soit de nature phonologique, soit de nature orthographique ou bien encore de l’effet combiné de ces deux derniers. Dans ce cadre, la condition congruente consistait en une adéquation entre la frontière syllabique et la frontière orthographique 9 . La condition conflictuelle résultait de l’inadéquation entre frontière syllabique et frontière orthographique. Les résultats ont montré que les enfants commettaient en moyenne plus d’erreurs de préservation de la frontière syllabique que d’erreurs de violation. Les items étaient des pseudomots, la perception de l’unité syllabique à l’écrit ne pourrait donc pas être imputable à un effet de lexicalité. Parallèlement à la première expérience, les enfants de deuxième année identifiaient bien l’unité syllabique à l’écrit. L’hypothèse d’une unité syllabique de nature strictement phonologique n’a pas été vérifiée. En effet, lorsque la frontière phonologique et la frontière orthographique ne coïncidaient pas, les enfants commettaient davantage d’erreurs de violation de la frontière phonologique que d’erreurs de préservation. La perception de l’unité syllabique n’est donc pas entièrement due à l’activation des syllabes phonologiques à partir des lettres. L’hypothèse d’une unité syllabique de nature strictement orthographique n’a pas non plus été vérifiée. Lorsque les frontières syllabiques et orthographiques ne coïncidaient pas, la différence entre erreurs de préservation et de violation de la frontière orthographique était largement atténuée. La perception de l’unité syllabique à l’écrit ne serait donc pas entièrement due aux fréquences d’association des bigrammes.

En revanche, l’hypothèse de l’effet combiné des informations phonologiques et orthographiques est vérifiée. Lorsque les informations phonologiques et orthographiques sont en adéquation, les enfants commettent davantage d’erreurs de préservation de la frontière syllabique que dans le cas de la condition conflictuelle. Les quatre groupes d’enfants ont montré le même pattern de réponses, ce qui impliquerait que la perception de l’unité syllabique à l’écrit émergerait à la fois des informations phonologiques et orthographiques.

Ces données renforcent l’hypothèse de Colé et al. (1999), selon laquelle une fois les correspondances graphophonologiques maîtrisées, les enfants pourraient s’appuyer sur une unité de type grapho-syllabique lors d’une phase de transition entre apprentissage et développement d’une expertise en lecture.

Notes
9.

La frontière orthographique est définie par la fréquence d’association des bigrammes au sein d’un mot ou d’un pseudomot.