2.3.4. Syllabe et production orthographique

Si l’unité syllabique était effectivement définie à la fois par des caractéristiques phonologiques et orthographiques, on pourrait alors s’attendre à ce que les productions écrites des enfants au cours de l’apprentissage de l’écrit reflètent elles aussi l’influence de la syllabe phonologique. Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés à la manière dont les enfants pourraient segmenter une chaîne graphique pour parvenir à la reconnaissance d’un mot. Une autre axe de recherche consiste à s’intéresser à la manière dont les enfants commencent à écrire les mots. Les enfants ont-ils recours à une transcription lettre à lettre, corollaire du déchiffrage lettre à lettre, ou bien segmentent-ils leur transcription sur la base d’une unité infralexicale, corollaire de l’hypothèse de segmentation de la chaîne graphique sous la forme d’unités infralexicales correspondant à la syllabe ? La production écrite serait-elle dépendante du code oral au début de l’apprentissage de l’écrit ?

Humblot, Fayol et Longchamp (1994) ont testé l’influence de la syllabe dans une tâche de copie de mots auprès d’enfants de première et deuxième année de primaire au cours d’une étude longitudinale. Les enfants ont été testés à trois reprises au cours de la même année scolaire. Le matériel se composait de 20 mots, dont la familiarité a été contrôlée auprès des enseignants des enfants, et la régularité définie selon la présence (mots irréguliers, e.g. « rhume ») ou l’absence (mots réguliers, e.g. « ronde ») de lettres muettes pour la prononciation. L’enfant devait recopier sur un cahier un mot présenté par l’expérimentateur sur un support cartonné. Pendant la tâche l’expérimentateur pouvait ainsi directement observer les levées du regard réalisées par l’enfant sur le mot à copier. Les résultats ont montré que les levées du regard diminuaient entre la première et la dernière session de test pour les deux niveaux de classe, et que les mots familiers et réguliers étaient regardés moins fréquemment que les mots non familiers et irréguliers. Trois procédures de copie ont été observées. La copie de mot entier a été utilisée assez précocement pour les mots familiers et réguliers et était quasi systématique pour les enfants de deuxième année à la dernière session de test. La copie graphème par graphème a été essentiellement utilisée par les enfants de première année de primaire lors de la première session de test. Les auteurs ont rapporté que cette procédure devenait plus rare en fonction de l’expertise des enfants et était davantage utilisée pour les mots non familiers et irréguliers. Enfin la copie de mot utilisant la syllabe a été observée en fin de session par les enfants de première année, et ce pour des mots familiers et réguliers. En revanche, les enfants de deuxième année ont montré un pattern inverse, en utilisant la syllabe pour les mots non familiers et irréguliers. Les auteurs ont interprété ces résultats en fonction d’un parcours développemental sous-tendu par les trois procédures de copie de mots, sans qu’une séquence particulière soit invoquée. L’avantage de la copie de mots par découpage syllabique s’expliquerait, à un certain moment de l’apprentissage, par le moindre coût cognitif de cette procédure. Ce découpage syllabique allégerait la charge mentale en mémoire de travail, plus particulièrement au niveau du stockage temporaire du mot à copier dans le buffer phonologique, conformément au fonctionnement de la mémoire de travail décrit par Baddeley (1986).

Transler, Leybaert et Gombert (1999) à l’appui des résultats de Humblot et al. (1994) ont utilisé une tâche de copie de mots et de pseudomots auprès d’enfants français sourds (âge moyen 10 ; 6 ans) et entendants (âge moyen 7 ; 7 ans). Le matériel était composé d’items monosyllabiques, 10 mots et 10 pseudomots, et d’items trisyllabiques, 10 mots et 10 pseudomots. Les pseudomots trisyllabiques contenaient 5 items se différenciant du point de vue de leur structure phonologique et, en moindre part, de leur structure orthographique (e.g. renalat vs. rentalat). Le mot à copier se trouvait derrière l’enfant et une caméra filmait les mouvements de la main. Selon Humblot et al. (1994), la syllabe est une unité qui pourrait être utilisée dans la copie de mot par l’enfant entendant. Si les enfants sourds et les enfants entendants présentent la même procédure en copie de mots, alors une procédure de découpage syllabique est attendue pour les deux types d’enfants. Les résultats ont montré que tous les enfants utilisaient l’unité syllabique en copie de mots. Cependant, lorsque les pseudomots présentaient des frontières syllabiques phonologiques différentes mais orthographiquement proches, les enfants sourds n’ont plus systématiquement eu recours à l’unité syllabique, à l’inverse des enfants entendants. Les auteurs ont suggéré que la procédure de découpage syllabique était sans doute moins automatisée chez les enfants sourds que chez les enfants entendants, et que les enfants sourds manifesteraient plus une procédure de copie dépendant de la redondance orthographique.

Kandel et Valdois (2006, a, b) ont testé l’effet de l’unité syllabique dans une tâche de copie de mots et de pseudomots auprès d’enfants français scolarisés de la première à la cinquième année de primaire. Le matériel comportait 24 mots et 24 pseudomots bisyllabiques. Les mots étaient de forte fréquence, comprenaient entre 4 et 7 lettres et la syllabe initiale des mots pouvaient être de 3 ou 4 lettres. Les pseudomots ont été construits à partir de la première ou de la deuxième syllabe des mots (e.g. « pouter » dérivé de poulet).

Il s’agit d’observer si l’enfant en cours d’apprentissage de l’écrit opérait un traitement séquentiel lettre à lettre ou bien avait recours à des unités intermédiaires multilettres en copie de mots. Le dispositif expérimental a permis d’observer à la fois la nature des indices prélevés lors de l’analyse visuelle de la chaîne graphique à copier (enregistrement vidéo) et la programmation du mouvement pendant la copie (utilisation d’une palette graphique). L’enregistrement de la levée du regard a montré que les enfants de première et deuxième année de primaire avaient besoin d’une prise d’information visuelle apparaissant systématiquement entre la première et la deuxième syllabe de l’item à recopier, soit au niveau de la frontière syllabique. Les enfants de niveaux supérieurs, quant à eux, ont recopié l’item d’une seule traite en raison d’une plus grande maîtrise du code orthographique. Pour autant, l’analyse de la durée du geste grapho-moteur a indiqué, pour chacun des groupes, une augmentation systématique de la durée du geste au niveau de la première lettre de la deuxième syllabe, soit immédiatement après la frontière syllabique.

Les auteurs ont interprété ces données en fonction d’une médiation de l’unité syllabique, tant au plan perceptif qu’au plan exécutif. D’un point de vue perceptif, les connaissances orthographiques n’étaient pas encore assez efficientes chez les enfants les plus jeunes, et ceux-ci étaient obligés de segmenter le mot afin de pouvoir le reproduire. Le fait intéressant ici est que la segmentation de la chaîne écrite, en dehors d’une demande explicite de lecture, intervienne au niveau de la frontière syllabique. Au niveau de la production du geste moteur, les auteurs ont interprété l’effet de la frontière syllabique de la manière suivante. La première syllabe du mot serait programmée avant même le début de sa production, soit via la correspondance entre syllabe orthographique et syllabe phonologique, soit via une correspondance lettre à lettre. L’augmentation de la durée du mouvement, observée au niveau de la première lettre de la deuxième syllabe, indiquerait le temps nécessaire afin de retrouver cette syllabe en mémoire pour ensuite pouvoir la reproduire. Kandel et Valdois (2006, a, b) ont proposé que le système moteur stockerait les syllabes phonologiques également sous forme d’unités orthographiques. Les mots seraient alors stockés via des représentations grapho-phonologiques et la production de mots écrits serait dépendante d’unités motrices d’ordre syllabique. Lorsque le lexique orthographique est en construction, la syllabe pourrait alors jouer le rôle d’une unité intermédiaire, indiquant l’organisation interne des informations segmentales. Par ailleurs, les résultats de Kandel et Valdois (2006, a, b) ont été répliqués chez l’adulte français, espagnol et bilingue français-espagnol (Kandel, Alvarez, & Vallée, 2006). La structure syllabique d’un mot contraindrait la production grapho-motrice d’un mot dans une tâche de copie. Les intervalles de production entre les lettres étaient significativement plus longs entre les syllabes d’un mot qu’à l’intérieur même de ces syllabes. De même que chez l’enfant, il semblerait que le délai observé au niveau de la frontière syllabique d’un mot puisse résulter de la planification de la deuxième syllabe à cette position. La présence d’un effet de la structure syllabique chez l’adulte montre l’importance de cette unité, et est en accord avec l’hypothèse de Caramazza et Miceli (1990), selon laquelle le lexique orthographique serait sous-tendu par des représentations de nature grapho-syllabique.