Introduction

Le présent travail, intitulé ‘Présence de l’objet et identité des marques de luxe : approche socio-sémiotique’, est basé sur deux axes en apparence éloignés. Le premier, théorique et issu de la sémiotique générale, implique la présence et l’objet. Le second, issu de la sémiotique appliquée concerne la mode et la construction de l’identité des marques. La mode et en particulier le vêtement de haute couture seront étudiés dans leur dimension sensible. L’identité de la maison de couture sera construite à partir des effets de présence provoqués au sein de la collection dans laquelle le vêtement est perçu.

Ce projet de thèse s’inscrit dans une époque où le courant de réflexion sémiotique s’oriente vers des questions d’inspiration phénoménologique. La discipline s’éloigne de ses origines linguistiques au profit du sensible. La signification est conçue dans sa genèse. La présence, la perception, le sensible et l’affect redéfinissent le cadre sémiotique en insérant des perspectives intéressantes certes, mais peu explorables, ce qui pourrait mettre à risque les édifices solides de la sémiotique.

Au long de la thèse nous allons aborder la question suivante : Comment la sémiotique du continu qui considère le sens dans sa production (sémiotique de la présence) s’articule-t-elle avec la sémiotique du discontinu (sémiotique du discours) qui elle s’intéresse à la réception du sens ? 

Nous choisissons de traiter les questions autour du sensible du point de vue de la sémiotique du discours et du texte. L’approche discursive constitue pour nous la condition sine qua non de la sémiotique qui peut, à la fois, intégrer des notions telles que l’affect et le pathémique et assurer en même temps qu’il n’y ait pas de débordements de la discipline.

Une proposition à caractère socio-sémiotique particulièrement intéressante pour affronter les nouveaux défis émerge dans le dernier ouvrage de Landowski, intitulé Passions sans noms. Tout en respectant la tradition sémiotique du discours, l’auteur « ajuste » les questions autour du sensible, du corps et de la présence, aux théories de la sémiotique dite « standard ». De son côté, Geninasca a une autre approche axée sur la théorie du discours. L’auteur de La parole littéraire traite les questions relatives au sensible et au rythme selon les différentes saisies du sens (cf. saisie impressive).

Le discours, le texte et toutes les problématiques de la sémiotique actuelle vont trouver un terrain solide d’application dans le domaine de la mode, domaine qui pour sa part va amener de nouvelles perspectives pour la sémiotique du discours et du texte. A cause de son caractère à la fois excessif (le luxe et l’extravagance sont des éléments indispensables de la haute couture) et extrêmement rigoureux (les codes et les règles régissent l’une des plus grandes industries de France), la haute couture présente un intérêt particulier. Elle doit à la fois augmenter les degrés de présence (tendance vers l’excès) et par conséquent les degrés de phorie chez le sujet, et en même temps assurer un certain équilibre. L’identité de chaque marque est le croisement d’une rencontre entre le sensible et l’interprétation en tant que pratique sémiotique.

Du fait que le vêtement de haute couture est par définition un objet social, nous qualifierons notre approche de socio-sémiotique. Semprini, l’un des pionniers de la socio-sémiotique de l’objet, utilise les théories sociologiques afin d’élaborer une théorie de l’objet. Nous appellerons socio-sémiotique la pratique d’interprétation au service de la construction des objets. Ainsi, c’est en tant qu’entité perçue et lue que l’objet possède un statut socio-sémiotique. La sémiotique appliquée est selon nous une forme de socio-sémiotique. Elle doit ses origines à Floch et rend possible un dialogue dynamique avec d’autres disciplines, comme, par exemple, la communication.

Dans ce contexte, la question de la présence sollicite une relation dynamique entre objet, discours et sujet. L’objet (vêtement) se présente à quelqu’un (sujet spectateur-lecteur) dans un ensemble signifiant (collection-discours). Le discours, grâce à son élasticité, permet la création de tensions en son intérieur. En même temps, les qualités sensibles sont organisées et régularisées par l’intervention du sujet en tant que lecteur. La marque est envisagée comme un macro-signe avec un plan de l’expression et un plan du contenu. Le vêtement de haute couture en tant qu’objet sera étudié dans sa globalité, dans sa dimension textuelle et plastique. Le discours journalistique va nous procurer une terminologie des valeurs de mode. Nous allons voir comment chaque marque construit ses valeurs et comment le plastique « habille » ces configurations sémantiques. La gestion rythmique et tensive de ces valeurs dévoilera l’identité de chaque maison de couture.

Le sujet intervient dans son rôle actif de lecteur des textes verbaux (premier chapitre de la deuxième partie de la thèse) et des textes plastiques (deuxième et troisième chapitre de la deuxième partie) en tant que sujet percevant, sujet lecteur. Les notions du texte, et par conséquent de la lecture, sont aussi orientées vers des objets non verbaux. L’intérêt de notre travail réside à établir une corrélation du plastique et du verbal comme éléments de construction de l’objet (vêtement) et de l’identité de la marque. Nous allons traiter le verbal tel qu’il est présenté dans le discours journalistique (commentaires de la collection) et le plastique sera présenté sous forme de photogrammes issus des images-collections sur internet.

A l’aide de la sémantique interprétative (opérations interprétatives) de Rastieret de la sémiotique tensive (rythme, tempo) de Fontanille et Zilberberg, nous mettons au cœur de la problématique de la présence de l’objet le discours, tel qu’il est défini par Geninasca et Panier (CADIR). Les qualités rythmiques et plastiques (tensives) du vêtement vont nous permettre d’aborder sa dimension sensible. Les opérations interprétatives assurent les conditions d’une bonne visibilité-lisibilité et donnent une place primordiale au sujet d’énonciation (lecteur-interprète). La double nature de notre objet d’étude à la fois entre présence, avec des effets modulaires, et quête d’équilibre, effectuée avec l’intervention interprétative du lecteur, justifie à notre avis, notre choix méthodologique qui met ensemble des théories qui ne paraissent pas à première vue compatibles. La pratique de la lecture qui est une pratique signifiante accentue le caractère socio-sémiotique de la présence. Le texte devient donc le lien de « rencontre », le lieu de présence de l’objet au sujet.

Notre thèse sera composée de deux parties. La première concernera les questions sur l’objet, la présence et la mode. La deuxième sera consacrée à l’analyse du vêtement, comme objet de sens à construire. Le premier chapitre de la première partie portera sur la question de l’objet. Le parcours de l’objet tel qu’il est abordé dans la sémiotique générale et visuelle nous conduira vers d’autres notions. La figure par exemple s’intègre à notre problématique sur la perception : elle souligne le potentiel créatif du discours (effets de décalage entre l’objet de sens commun et l’objet mis en discours).

Dans le deuxième chapitre de la première partie, nous traiterons la question de la présence. Nous effectuerons un parcours historique de la question et étudierons les différentes approches concernées.

Dans le chapitre sur la mode, nous étudierons l’objet en tant qu’objet socio-sémiotique et en particulier comment la présence et l’objet s’articulent dans une perspective (socio)sémiotique.

Les collections étudiées dans le premier chapitre de la partie analyse concerneront la haute couture 2001 (printemps-été), 2001-2002 (automne-hiver), 2002 (printemps-été), 2002-2003 (automne-hiver), et 2003 (printemps-été) des maisons françaises : Ungaro, Dior, Gaultier, Givenchy, Lacroix, Valentino, Versace. Dans le deuxième chapitre de la partie analyse, nous nous intéresserons aux collections printemps-été 2003 et dans le dernier chapitre aux collections automne-hiver 2002-2003.

Dans la deuxième partie, le premier chapitre est consacré à la construction verbale de l’univers micro-sémantique de la marque. Le deuxième chapitre portera sur la dimension plastique (plan de l’expression) du vêtement et sera mis en corrélation avec le discours verbal (plan du contenu) développé dans le premier chapitre. Le dernier chapitre enfin sera consacré au rythme comme instance qui organise les qualités sensibles du vêtement (dans les collections-discours) et à partir de laquelle sont établies les corrélations tensives entre le sémantique et le plastique.