2.2. Sémiotique des passions et De l’imperfection : deux ouvrages culminants pour l’avenir de la sémiotique de l’objet

La Sémiotique des passions inaugure une remise en cause des questions de base. La perception et le sensible, questions centrales du livre, apparaissaient avant la publication de l’ouvrage toujours en corrélation avec les langues naturelles. Le langage était la force motrice qui unissait, comme un pont, l’être humain avec la réalité extralinguistique. L’homme était considéré comme « condamné » de passer par le langage pour accéder au monde.

Depuis la Sémiotique des passions, l’axe d’intérêt pour Greimas devient l’homme non comme un être langagier, mais aussi comme un être affectif. Avant la parution de Sémiotique des passions, le rôle du langage, dans la conception sémiotique, englobait et primait sur toutes les activités humaines. Avec Sémiotique des passions, il n’est plus le point indispensable qui lie le monde naturel avec le sujet de connaissance. Les questions qui attirent l’intérêt de l’auteur de Sémiotique des passions sont aussi les (pré)-conditions de signification. Le sens est examiné dans sa genèse, sous tous ses modes de production. Le langage a donné sa place aux conditions tensives et phoriques, et le corps (instance proprioceptive) devient le vecteur de l’homologation de deux espaces : l’espace extéroceptif (qui concerne le monde extérieur) et l’espace intéroceptif (l’espace mental du sujet). Le sujet cognitif succède au niveau phorique et tensif, qui fonctionne comme un flux recevant toutes sortes de valeurs thymiques (précondition préalable de la signification). Le niveau phorique, antérieur à toute sémiotique, est le palier du continu : une masse thymique, un flux d’énergie, tel est le monde du sentir, où il n’est pas encore possible de connaître, mais seulement d’être sensible. C’est le lieu d’une syntaxe des modalités de l’univers affectif et passionnel, et la force qui déclenchera le parcours génératif de signification, qui lui, contrairement au niveau des préconditions, est l’étape des discontinuités, des transformations, des syncopes, des débordements et des contradictions.

L’implication des notions du corps, de la perception et du thymique, comme modes de production de la signification, nous rappelle les thèses de Petitot, qui insère dans le parcours génératif du modèle greimassien, une composante dite esthétique. Dans le cadre de la théorie greimassienne, Petitot 16 interroge le parcours génératif en lui dotant d’un « avant coup du sens » présupposant des universaux censés être toujours là. Avec les structures anthropologiques de l’imaginaire 17 , il essaie d’intégrer cet imaginaire comme chair (le leib husserlien, c’est à dire un corps sentant-sensible) au « sens » greimassien. Pour Petitot, l’instance d’émergence de la signification est une instance asémantique, qui prend la forme des prégnances thymiques, des affects préexistants à tout sémantisme. Ce n’est qu’avec l’intervention du destinateur, par la conversion figurative, que ces prégnances thymiques se convertissent en valeurs axiologiques :

‘« La théorie narrative consisterait alors à montrer :
(i) que, sous l’évidence discursive et figurative, les structures actantielles servent de « canaux » de diffusion pour des prégnances imaginaires ;
(ii) qu’il existe des formes archétypales de circulation pour ces prégnances ;
(iii) que le dévoilement des sèmes prégnants immanents ne peut se faire qu’en reconstruisant la façon dont l’axe paradigmatique s’est projeté sur l’axe syntagmatique » 18 .’

Pour Petitot les structures sémio-narratives (le niveau le plus profond et le niveau narratif de surface) sont supérieures à celles des structures discursives qui ne sont que l’habillage discursif de ces dernières. Petitot opte pour le sémio-narratif, car s’y trouvent les prégnances asémantiques (des prégnances biologiques innées et inconscientes chez l’homme qui même si elles peuvent être lexicalisées restent d’une signification intrinsèque). Ces prégnances asémantiques peu nombreuses universelles et archétypales vont être présentées à l’homme par la syntaxe anthropomorphe via la syntaxe narrative de surface. Les prégnances asémantiques ne peuvent être représentées (ce qui pourrait être notamment le cas de la sémiotique discursive), car asémantiques. Petitot avec cette préférence du sémio-narratif et de l’imposition du global sur le local, stipule ainsi que les structures actantielles servent de canaux de diffusion pour les prégnances. Il prône pour une sémiotique morphodynamique et topologique 19 . Dans ce cadre, l’objet n’est qu’une position vide, un support pour les valeurs.

A l’instar de Petitot, Greimas et Fontanille, parlent du niveau tensif et thymique de la précondition du sens, qui est antérieur à toute sémiotique 20 . Cette étape instaurée dans l’édifice génératif vient entre autres combler l’hiatus qui existait avec la théorie sémiotique classique entre le continu et le discontinu. L’univers sémiotique apparaissant comme un univers saccadé, avec plein d’interruptions, de transformations. Rien ne démontrait un univers précédent ou suivant, qui pourrait unifier un monde dit discontinu avec un autre continu et tensif.

Dans Sémiotique du visible, Fontanille expliquant la tentative effectuée avec Sémiotique des passions écrit :

‘« Le fonctionnement des passions en discours oblige à reconsidérer la base perspective de l’existence sémiotique, à faire la place à une sémiotique du continu et de la tensivité, à remanier l’ensemble du parcours génératif, et à prendre en compte la praxis énonciative dans la formation des grilles culturelles connotatives. La question qui se pose, finalement, c’est : « Par où commencer  21 ? » Car, si l’on mesure bien maintenant l’étendue du chantier, il reste à le mener à bien » 22 .’

La question clé dans cet extrait qui démontre bien la philosophie derrière la Sémiotique des passions, c’est ce « par où commencer ? ». En effet, tout l’intérêt épistémologique de cet ouvrage est une pré-sémiotique présupposée et indispensable pour le déroulement de la sémiotique. Le niveau pré-sémiotique qui fournit les préconditions de la signification étudie ainsi la signification à partir de sa genèse. L’espace tensif, espace qui accueille les effets de type continu apparaît selon Fontanille, dans les discours concrets. Contrairement au niveau sémio-narratif, dont l’engendrement des structures discontinues produisent des complexités, sans forcémenttenir compte des modulations et des chevauchements continus, l’espace tensif permet l’articulation et l’homogénéisation entre les deux types d’état du sujet qui définissent son statut : d’une part l’état des choses (avec l’être qui dans ce cas est un état jonctif) et d’autre part les états d’âme (l’être est dans ce cas caractérisé comme un état modal). Les deux types d’état se confrontant dans le même espace, provoquent des modulations qui relèvent de la tensivité. L’espace tensif est le lieu où ces deux forces contradictoires essaient de l’emporter l’une sur l’autre. L’instance de la tensivité concerne le sujet de la perception, un sujet ou plutôt un corps sensible, qui relève de la phorie. Avant tout procès cognitif, précède une instance où le corps devient l’attracteur de tout effet tensif provenant de l’environnement extérieur (espace extéroceptif) tandis que l’environnement intérieur (espace intéroceptif), lui — le corps propre (espace proprioceptif) — devient une sorte de régulateur, arbitre, qui essaie d’équilibrer le flux d’énergies :

‘« La phorie serait donc l’effet, sur le corps propre du sujet percevant, des variations de rapports de force dans l’espace tensif où il est plongé. Elle permet au corps propre de défendre son intégrité au sein des forces qu’il ressent, en particulier en les rééquilibrant par le jeu de son propre énergie : le sursaut, le transport, le frémissement, la langueur, etc., seraient donc, en tant qu’expressions, la manifestation des recherches d’équilibre (ou de déséquilibre) du corps propre dans le jeu de tensions qu’il reçoit de son environnement » 23 .’

Ou encore plus loin :

‘«La synthèse des deux articulations possibles du continuum énergétique qu’on postule en deçà de toute sémiotique cognitive, la tensivité phorique, repose donc sur un sujet sentant-percevant, qui déploie à partir d’un corps une activité perceptive. Cette première articulation constitue la base de l’espace tensif : une activité perceptive pour saisir le plan de l’expression, une activité sentante pour assurer la cohésion ou l’éclatement de l’expression du contenu» 24 .’

Le corps percevant est la médiation qui transforme le monde en sens. Le langage, ancien facteur d’homogénéisation du sens, est remplacé par le corps (=proprioceptif) qui unifie l’intéroceptif et l’extéroceptif et institue une équivalence formelle entre les « états de choses » et les états d’âme du sujet : afin que « les figures du monde ne puissent « faire sens » qu’au prix de la sensibilisation que leur impose la médiation du corps » 25 .

Notes
16.

PETITOT J., Morphogenèse du Sens, Paris, PUF, 1985.

17.

Par le terme imaginaire, Petitot entend des composantes thymiques et affectives qui précèdent tout sémantisme et qui n’ont pas encore subi la subjectivation.

18.

PETITOT J., op.cit.p.221.

19.

Inspirée par la théorie des catastrophes.

20.

FONTANILLE J., GREIMAS A.J., op.cit., pp.25-26.

21.

Nous soulignons.

22.

FONTANILLE J., Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, PUF., 1995, p.21.

23.

Ibid., p.7.

24.

Idem.

25.

FONTANILLE J., GREIMAS A.J., op. cit., p. 12.