2.2.1. Objet, valeur valence

Une nouvelle notion vient s’insérer à la Sémiotique des passions, c’est la valence. La valence est définie « comme une ombre qui suscite le pressentiment de la valeur » ou encore comme le pressentiment par le sujet protensif de cette ombre de valeur, l’enveloppe semblable à celle du cocon qui donne à se manifester plus tard sous la forme plus articulée de l’inchoativité. Les rapports de la valence avec l’objet de valeur de la sémiotique greimassienne classique sont décrits de cette façon :

‘« L’objet syntaxique est une forme, un « contour » d’objet comparable à celui que projette devant lui le sujet lors de la perception de la Gestalt et qui est codéfinitionnel du sujet ; l’objet de valeur est un objet syntaxique investi sémantiquement ; Mais- et c’est la clé- l’investissement sémantique repose sur une catégorisation issue de la valence elle-même. Il est clair, par exemple, que la phrase de Vinteuil ne propose pas à proprement parler un objet de valeur ; elle désigne d’abord une valence, par sommation, puis à partir de cette valence, un type d’objet syntaxique se dessine comme « valable pour le sujet », sans qu’on puisse savoir encore quel est son investissement sémantique » 26 . ’

Comme le sujet est défini du point de vue sémantique par la valeur qu’il vise, la valeur est dépendante de sa part de la valence, qui est le régulateur contrôlant les propriétés syntaxiques adoptées par le sujet. La valence est l’au-delà de la valeur, « valeur de la valeur », investie dans l’objet. La valeur, conçue dans un contexte du discontinu, est insuffisante pour décrire des états d’âme : La valence relève de l’espace continu phorique, qui comme une masse totale et thymique, va déclencher à l’étape suivante, la catégorisation des valeurs projetées dans le carré sémiotique, espace discontinu des systèmes de valeurs.

Bertrand définit ainsi la valence:

‘« Condition d’existence et d’apparition des valeurs. Les valences constituent donc un préalable à la fixation des valeurs qui définissent les axiologies établies dans le discours (cf. la négociation des équivalences). Elles se rapportent à la sensibilisation des objets et forment le fondement des croyances que propose le discours. J. Fontanille a montré par exemple, que chez Eluard les valences sont inchoatives : cela signifie que les choses ne peuvent être valorisées que si elles sont saisies dans leur commencement (aube, réveil de l’amante, naissance de l’enfant, élan de l’oiseau, prémices d’un sentiment, etc) » 27 . ’

Après avoir constaté les nouveaux termes utilisés dans Sémiotique des passions, nous allons voir comment les termes déjà traités dans la théorie greimassienne classique, sont repris dans le nouvel édifice. Nous allons nous consacrer notamment à la reprise de l’objet et du sujet sémiotique. Dans l’épistémologie des états des âmes, et la logique d’une tensivité continue, qui assure les préconditions de la signification, les actants sujets et objets, protagonistes dans la syntaxe narrative, peuvent être considérés comme des effets source (pour le sujet) et effets cible (pour l’objet) ; ils ne sont que des ombres des sujets et des objets. Il s’agit des protoactants non encore catégorisés : avant d’entrer dans la syntaxe narrative, il n’y a qu’un véritable sujet (ou effet source). Les sujets de la syntaxe narrative sont les presque sujets dans l’espace phorique et les objets étaient des ombres de valeurs avant de devenir des positions prêtes à accueillir l’investissement des valeurs. Pour reprendre Husserl, nous ne pouvons pas parler encore des positions actantielles, mais nous pouvons parler de prototypes d’actants, des presque-sujets et des presque-objets, de la protensivité du sujet et de la potentialité de l’objet.

L’objet n’est rien d’autre qu’une forme syntaxique qui s’offre comme différentes positions proposées au sujet au sein de la catégorie. Il se définira par conséquent à ce niveau comme un ensemble de propriétés syntaxiques, qui apparaîtront comme de simples contraintes imposées au parcours du sujet.

Comme nous l’avons évoqué plus haut, la Sémiotique des passions marque avec De l’imperfection un point crucial pour l’avenir de la sémiotique. De l’imperfection se base également sur les questions d’esthétique, du sensible et dépasse les édifices classiques de la sémiotique greimassienne. Est-ce un nouveau défi méta-sémiotique avec, en perspective, de nouvelles problématiques, de nouvelles hypothèses sur de nouveaux objets d’étude ou s’agit-il de questions qui appartiennent à la sphère de la phénoménologie, ce qui risque mettre en jeu les limites de la sémiotique ?

‘« Vouloir dire l’indicible, peindre l’invisible. Vaines tentatives de soumettre le quotidien ou de s’en sortir : quête de l’inattendu qui se dérobe, et pourtant les valeurs dites esthétiques sont les seules propres, les seules, en refusant toute négativité à nous tirer vers le haut. (…)L’imperfection apparaît comme un tremplin qui nous projette de l’insignifiance vers le sens » 28 . ’

Ces deux extraits esquissent très bien le cadre général de cet ouvrage. La tentative ambitieuse de parler de choses dont on ne peut pas parler ou d’esquisser ce qui ne peut pas être vu, en d’autres termes, parler du paraître (simulacre des choses) qui est imparfait, mais en même temps le seul moyen d’arriver à l’être inaccessible des choses (objet réel), a l’air paradoxal 29 .

En effet, l’objectif de la Sémiotique des passions est de se présenter comme un projet de remontée du « discours génétique et générateur » à sa source « génératrice » 30 . La sémiotique doit donc articuler la « continuité » ou la totalité « tensive » et « phorique » qui échappe au sujet. Dans De l’imperfection, la saisie esthétique postule la coïncidence des opposés dans une « co-genèse paradoxale ou abyssale de l’affectif, de l’intelligible et du sensible » 31 .

Les ressources de l’expérience esthétique génératrice du monde se retrouvent au palier le plus profond de la sémiosis, lieu de prédilection pour une possibilité espérée d’une fusion totale du sujet au monde : « il convient d’imaginer un palier de « pressentiment » où se trouveraient, intimement liés l’un à l’autre, le sujet pour le monde et le monde pour le sujet » 32 .

La saisie esthétique, la perception, le corps, le sensible, le continu et la relation S-O, deviennent des termes qui seront (re)travaillés à partir de l’épistémologie sémiotique sur les passions. En effet, la saisie esthétique, prédominant cet ouvrage, est définie comme le parcours du sujet de la perception affecté par le monde extérieur agissant sur lui. La relation du sujet de la perception et du monde extérieur (objet de la perception) n’est plus une relation qui déclenche à partir du sujet en quête d’un objet de valeur. La relation est maintenant renversée et c’est l’objet qui menace le sujet de l’absorber 33 . Il ne s’agit pas d’une conjonction attendue et programmée, mais plutôt d’un syncrétisme total, asymptomatique, d’une fusion momentanée entre le sujet et le simulacre de l’objet. A partir de la rencontre du sujet avec l’objet esthétique, il n’y a plus deux actants conjoints et bien distincts l’un de l’autre. Greimas parle de saisie esthétique quand pour quelques instants l’objet devient corps, une masse unique avec le sujet de la perception. En parlant d’expérience esthétique, Greimas ne fait pas allusion à la beauté esthétiquement parfaite ou artistique, mais à un excès, un surplus perceptif, un accident 34 qui provoque une fracture identitaire chez le sujet 35 . Le moment crucial de changement d’isotopie (du sujet cognitif, on passe au sujet pathémique ou non-sujet) assure une ouverture à la plénitude de la signification. Pour la conversion du sujet cognitif à un sujet passionnel, voire esthétique, l’embrayeur sera le corps du sujet percevant, nouvel opérateur indispensable pour déclencher le mécanisme passionnel. L’instance corporelle est le seul médiateur et garant qui unit le sujet au monde et qui rend le monde amorphe et insignifiant en une forme signifiante. « C’est par la médiation du corps percevant que le monde se transforme en sens ». L’axe de la signification est donc redéfini, comme d’ailleurs dans la Sémiotique des passions, par le corps percevant et sensible. Corps, esthésis, passion sont les termes qui sont de nouveau retravaillés comme les protagonistes de la genèse de la signification. Le passage de l’insignification chaotique à un monde de forme signifiante, de la transformation du sensible en sens, se marque par des tensions inscrites sur le corps : des tremblements et des frémissements qui peuvent être décrits comme des interruptions, des écarts, des fractures ressentis corporellement par l’être humain et qui font passer le sujet de façon assez violente et brute à une autre isotopie : le corps s’ouvre et se referme, à la recherche d’une forme apte à réguler l’irruption des stimuli sensibles en les convertissant en émotion 36 .

L’objet est considéré dans ce contexte sous l’angle phénoménologique. Comme la signification se dirige vers le sensible et l’expérience, c’est ainsi que la distinction entre sujet objet cède sa place à la fusion des deux instances.

La forme que les saisies esthétiques entreprennent dans De l’imperfection est celle d’un « éblouissement heureux » 37 , d’ « un désir soudain et confus » 38 , d’un « éclat de luminosité au milieu des ténèbres » 39 , et de l’ « attente anxieuse d’une fin » 40 . La saisie esthétique dans sa plénitude se révèle comme une expérience insupportable : le sujet, vaincu par l’assaut de ses propres sensations, se sent conduit vers un état-ébranlement, une incertitude, uneallégresse qui dure seulement le temps que peut durer l’arrêt de la respiration. La limite supérieure du parcours est donc une défaillance du souffle, défaillance qui survient au moment où le sens est sur le point de se livrer dans sa plénitude. Mais étant donné que cette plénitude sera finalement refusée par le corps, l’expérience esthétique demeure tout au plus, en dernier ressort, une promesse éblouissante, une imminence. Vue dans la perspective du corps, elle est même une catastrophe : « Car le Beau n’est rien d’autre que le commencement du Terrible, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore » 41 .

L’événement qui conduit à la conjonction du sujet et de l’objet est amené par des stimuli sensoriels précis, d’ordre visuel, olfactif ou tactile, qui, envahissant le sujet, altèrent son rythme respiratoire, jusqu’à en provoquer même la suspension 42 .

La fusion S-O, issue de la saisie esthétique, n’est qu’éphémère ; au bout de quelques instants, il y aura refus de la part du sujet de la sensation pure et de sa conjonction parfaite avec l’objet, et reconstitution des deux actants S-O en deux actants bien distincts : « (…) refus du trop plein et du trop proche : et « malgré moi je battis des paupières. Refus inconscient, réflexe d’auto-défense contre l’insoutenable. Horreur du sacré ? » 43 .

A propos de la relation Sujet-Objet, Krysinsky 44 « constate que la forme de la relation Sujet-Objet peut varier, mais [que] la transformation réciproque du sujet par l’objet et de l’objet par le sujet demeurent l’événement commun (invariant) dans le domaine esthétique ».

Krysinsky fait le lien entre le sujet pathémique et le sujet esthétique en s’appuyant sur la définition de Fabbri du pathémique dans le Dictionnaire 45 . Pour Fabbri, le processus dialectique de transformation constitue l’invariant « pathémique » de l’esthésis, ce qui (pathémique) est défini comme le rôle qui concerne l’être du sujet, par opposition au rôle thématique qui concerne le faire du sujet ». D’après lui, ce n’est pas la peine de travailler sur la beauté. Elle est implicitement comprise comme ce qui fait plaisir au sujet.

A propos de la beauté, Krysinsky écrit qu’elle n’est pas accessible au sujet à travers la contemplation. Elle se jette en avant quand un objet de valeur se manifeste brusquement et frappe le champ de perception du sujet. La relation S-O est d’après l’auteur une « méta-isotopie » dans la grammaire discursive de Greimas. A propos du parcours actantiel depuis la syntaxe narrative classique jusqu’à De l’imperfection, Krysinsky propose la typologie suivante 46  :

  1. Quant à la relation actantielle, le sujet se projetant devant l’objet, se trouve en une position de vouloir, de quête d’un objet de valeur. Le sujet peut être confié un contrat, aidé ou être empêché d’accomplir son programme de quête.
  2. Par l’intermédiaire d’une relation modale, le sujet et l’objet se mettent en relation. Les modalités de vouloir, savoir, pouvoir et devoir, définissent les différentes configurations du sujet.
  3. Le dernier type de relation canonique est de type pathémique. Il s’agit de l’être du sujet, s’opposant au sujet agent, sujet de faire. Même si l’être du sujet est conçu essentiellement en termes narratifs, il est aussi une construction d’une configuration d’ensembles de la position du sujet dans des rôles pathémiques. C’est dans le cadre de variantes rôles pathémiques que le sujet esthétique apparaît. Le sujet esthétique est le produit des sujets, modaux et pathémiques. Puisque l’axiologie de l’esthétique contient non seulement un rôle pathémique du sujet donné, mais aussi tout le système du monde, dans lequel la dialectique entre perfection/imperfection, signifiant/insignifiant, attendu/inattendu, est potentiellement en évolution (in process), le sujet esthétique est plutôt un sujet d’être extasié qu’un sujet narratif de faire.

Le sujet esthétique se trouve, d’après l’auteur, dans un palier encore plus profond que celui du sujet pathémique. L’actant /sujet esthétique/ accumulant d’une manière additionnelle toutes les positions syntaxiques, modales et pathémiques, intervient, en se superposant d’un surplus qualitatif, comme un « hyper-sujet » dans le processus esthétique. En effet, la conversion du sujet cognitif (sujet réel-sujet de conscience) en sujet esthétique (sujet idéal ou utopique) se marque à partir du moment où le sujet cognitif est annulé. Le sujet cognitif doit perdre sa conscience et une sorte de déséquilibre identitaire doit s’installer (le sujet se sent perdu) afin que le sujet idéal s’avère. Le sujet esthétique se trouve à la limite du sujet cognitif, car il faut passer par l’étape de la conscience pour ensuite la perdre. La conscience-réalité est une étape inévitable pour l’existence du sujet idéal. Le sujet esthétique est présent à partir du moment où le statut de réalité chez le sujet réel est décomposé et finalement annulé.

Notes
26.

Ibid., p.47.

27.

BERTRAND D., op.cit., p. 267, entrée « Valence ».

28.

GREIMAS A.-J., De l’imperfection, op.cit., p.99.

29.

A ce sujet, cf. : « Bien qu’il cache l’être (ou peut-être pour cette raison même, c’est lui, le paraître, qui seul peut signifier l’être et jusqu’à un certain point-sait-on jamais- le révéler, au moins indirectement ». LANDOWSKI E., « Le sémioticien et son double », in LANDOWSKI E. (dir.), Lire Greimas, Limoges, PULIM, 1997,p.231.

30.

FONTANILLE J., GREIMAS A.-J, op.cit., p.7.

31.

BUCHER G., « De la perfection de la théorie à l’imperfection des lettres », in Lire Greimas, op.cit. p. 176.

32.

FONTANILLE J., GREIMAS A.J., op.cit., p.25.

33.

GREIMAS A.-J., De l’imperfection, op.cit.

34.

DORRA R., « Le souffle et le sens », in Lire Greimas, op.cit., p.186.

35.

Panier parle de « faille » lorsqu’il traite la dimension figurale des grandeurs figuratives. Voir à ce sujet, le développement dans le chapitre suivant de la thèse.

36.

DORRA R., op.cit., p. 186.

37.

De l’imperfection, op.cit. pp. 13-22.

38.

Ibid., pp. 36-44.

39.

Ibid., pp. 45-53.

40.

Ibid., pp. 55-68.

41.

RILKE R.M, Les Elégies de Duino, ‘’Première élégie’’ (trad. Armel Guerne, Paris, Seuil, 1972), in Lire Greimas, Op.cit., p. 200.

42.

DORRA R., op.cit.

43.

GREIMAS A.-J., De l’imperfection , op.cit., p.53.

44.

KRYSINSKY W., Greimassian Semiotics, in New Literary History (vol.20, 1989, n°3, p. 693), éds. Johns Hopkins, University Press (USA).

45.

COURTÉS J., GREIMAS A.-J., Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome II, Paris, Hachette, 1986, coll.

46.

Nous avons traduit de l’anglais.