Chapitre II. Sémiotique de la présence

1. Introduction

Dans le chapitre précédent, nous avons étudié le parcours de l’objet au sein de la sémiotique (générale et visuelle) et plus précisément son rapport avec le sujet et la valeur, le monde naturel et l’énonciation. Dès le début de cet itinéraire, la notion d’objet se rapproche de la notion de la figure : l’objet et le sujet sont des actants interdéfinis, et la figure (parcours figuratif, rôle thématique) est la manifestation de ces actants dans le discours. L’évolution du couple figure-objet est en parallèle à l’évolution de la discipline. Ce chapitre sera consacré à la question de la présence en sémiotique, et plus précisément la présence de l’objet. Le terme est défini dans le Dictionnaire ainsi:

‘« Dans la perspective sémiotique, on considérera la présence (l’ « être-là ») comme une détermination attribuée à une grandeur qui la transforme en objet de savoir du sujet cognitif. Une telle acceptation, essentiellement opératoire, établie dans le cadre théorique de la relation transitive entre le sujet connaissant et l’objet connaissable, est très large : sont présents, en ce cas, tous les objets de savoir possibles, et la présence s’identifie, en partie, avec la notion d’existence sémiotique » 115 .’

Bien que cette notion apparaisse assez tôt dans la terminologie sémiotique, les rapports entre la présence et les dimensions du sensible et de l’affect n’ont été envisagés que dans une période plus récente. Le cadre actuel favorise la réintégration de la présence au sein de la sémiotique. La présence retrouve sa place ‘’naturelle’’, à l’occasion de l’étude des objets qui font surgir les questions du sensible, des passions et de l’esthésie. La présence 116 signale à la fois une ouverture sur un champ ayant suscité auparavant des débats, mais aussi un tournant dans l’histoire sémiotique, avec des repositionnements sur les questions critiques de la sémiotique (énonciation, discours, texte). Le virage vers la phénoménologie, traditionnellement préoccupée par les questions du sensible, ne risquerait-il pas de faire dévier la sémiotique de ses propres objectifs ? Landowski dans son ouvrage Passions sans noms, intègre la question du sensible et de l’affect dans ses problématiques d’orientation socio-sémiotique et veut démontrer que les questions présentées comme « modernes » ne sont que la suite logique de la sémiotique greimassienne dite « standard ».

A partir de notre objet d’étude — le vêtement de haute couture — nous nous intéresserons principalement aux questions qui touchent à la fois à la perception (les formes du paraître), à l’énonciation et en particulier à la relation tissée entre l’objet, le sujet et le discours. La présence et les questions de l’affect-phorie seront intégrées dans dans une perspective socio-sémiotique.

Le fil conducteur de notre thèse sera basé sur l’axe objet-discours-sujet. La présence marquera le parcours de cette triple relation et déterminera la transformation successive de chaque instance : le passage de l’objet en figure, du sujet percevant en sujet lecteur et du discours en texte. La présence de l’objet affecte un sujet qui pour sa part se présente (au monde) en tant que sujet d’énonciation. Le dialogue s’établit entre (la perception de) l’objet qui fait figure (Gestalt) et la capacité d’un sujet à s’adapter à cette figure. Le lien fusionnel sujet-objet illustre bien le fait que la présence concerne précisément ce point de jonction entre les modes d’existence du sujet et de l’objet. Si notre thèse est consacrée à la présence de l’objet, notre regard sera inévitablement porté vers la présence du sujet et par conséquent vers la tension entre ces deux présences.

On pourrait traiter la question de la présence avec deux logiques différentes : l’une qui considère la sémiotique dans sa genèse et le discours en tant que discours en acte. Dans ce cas, le corps sensible se situe au centre du champ de présence, et fonctionne comme instance régulatrice et organisatrice. L’autre logique est focalisée sur la réception d’un sujet visé et affecté à qui se présente l’objet. L’interprétation et la lecture déplacent le centre de gravité du champ vers le discours. Celui-ci devient le responsable de l’organisation et de la régulation des tensions. L’interprétation (ou la fonction de l’énonciataire) constitue la présence (sémiotique) de l’objet et l’inscrit dans un « ensemble signifiant » (champ de présence) de telle manière que les formes de la reconnaissance (Gestaltbonne forme) se trouvent mises en question (excès ou manque de « signification ») au profit d’un statut sémiotique nouveau de l’objet.

Notre approche s’inspire des travaux (d’orientation phénoménologique) de Fontanille sur la présence, aussi bien que des théories du texte (Geninasca, Rastier). Le point de convergence des théories en apparence incompatibles réside dans notre conviction qu’avec la présence (et les notions du sensible-affect) on est déjà dans la sémiosis. D’autre part pour parler de signification, il faut un énonciataire qui construise et se construise à travers sa jonction avec l’objet qui se présente à lui. Cette forte corrélation nous amène à l’étude d’une présence que nous appellerons interprétative.

La présence prend fin dans les manifestations textuelles lors de la rencontre (-union) entre le sujet-lecteur et l’objet. Nous définissons le texte comme produit concret d’énonciation actualisé dans les contextes structuraux qui s’étendent du domaine de la littérature jusqu’au domaine esthésique et socio-culturel. Notre objet d’étude de nature social — le vêtement de haute couture — est mis en condition de lecture, dans sa présentation (mise en présence) dans les défilés. Ceux-ci sont des énoncés visuels qui constituent des textes syncrétiques et suscitent, entre autres, la question du rapport entre présence et représentation.

Notes
115.

COURTÉS J., GREIMAS A.-J., Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993 [1979], p.290, entrée « Présence ».

116.

Cf. PARRET H., Epiphanies De La Présence. Essais Sémio-Esthétiques , Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2006.