2.2.1. La figure comme « nappe du sens »

Le paraître est la « nappe du sens » et la perception est la mise en discours des figures qui en attestent la présence dans le langage. C’est la première justification de l’intervention qui remonte dans la perception elle-même pour agir sur le monde des valeurs collectives. L’approche phénoménologique et notamment le rôle du corps sont abordés par une sémiotique figurative. La sémiotique figurative extéroceptive relève de la représentation et des impressions référentielles, alors que le figuratif et l’abstrait relève de l’intéroceptivité 121 .

Les définitions de la figurativité 122 exposées par Bertrand présentent un historique qui dévoile bien les éléments constituants de la figurativité de points de vue sémiotiques divers. La complexité du terme oblige en quelque sorte l’auteur à voir dans les différentes étapes les éléments cachés (dans la première définition), ou encore à faire référence à l’abstraction, et à l’éloignement de la figure de la réalité ; la figure devient outre-sens, et le paraître qui est toujours imparfait, insaisissable. Si dans une définition, l’analyse était l’élément sine qua non à saisir, dans une autre, la figure, est mise du côté de l’insaisissable, et signale l’incapacité de nos compétences cognitives à cerner la réalité : c’est le monde naturel ou plutôt la figure du monde naturel qui nous saisit et qui nous frappe. L’analyse arrive à en juxtaposer une partie, mais la figure est de l’ordre de l’attaque, de la puissance, et dépasse tout ce que nous pouvons saisir par le biais de notre intellect. Avec cette définition, nous signalons une orientation vers le sensoriel, le pathémique, très souvent, négligés, jugés comme non saisissables, donc non abordables, et analysables par la sémiotique : ici la figure inaugure l’étude de la précondition du sens qui est le sensoriel.

Les trois premières définitions sont basées sur la dimension structurale de la perception. Nous remarquerons toutefois que la figure intègre progressivement la perspective de la perception. La quatrième définition porte plus précisément sur l’univers visuel. Elle décrit l’acte de semiosis, c’est-à-dire le passage de la vision naturelle, informée par une grille culturelle de lecture du monde, à la reconnaissance des formes figuratives sur une image ou un tableau. La figure est liée avec les données perceptives (visuelles). Dans la cinquième définition, la notion de la figure intègre pleinement la sensorialité et ouvre ainsi la perspective du figuratif vers son dépassement, « l’outre sens ». Avec cette constatation, la figure touche à la fois clairement le domaine de la perception, le champ du sensoriel et du paraître, mais aussi le dépassement, l’outre sens. Nous rappelons que Greimas, dans De l’imperfection, se différencie, et avance sa pensée sur la figure qui n’est pas seulement iconique, mais plus ou moins une réalité discursive qui signale le dépassement de la réalité. Elle est au-delà de la réalité et en même temps elle est définie comme imparfaite. Du trop plein jusqu’au trop vide, la figure signale une tension, qui la fait osciller entre les deux extrêmes. D’une sémiotique trop cartésienne, le parcours de la figure au sein de la sémiotique, démontre les limites de la sémiotique d’aller à la substance des choses, mais à la fois ouvre une perspective vers le domaine du sensible, domaine peu explorable certes mais fort intéressant.

Dans une définition qui résume la réflexion de Bertrand sur la figure, la figure est envisagée sous l’angle du monde naturel et de la perception en corrélation avec la sensorialité et l’outre sens :

‘« Figuratif, figurativité : tout contenu d’un système de représentations (visuel, verbal ou autre) qui a un correspondant au plan de l’expression du monde naturel, c’est à dire de la perception. Les formes d’adéquation, façonnées par l’usage, entre la sémiotique du monde naturel et celle des manifestations discursives, font l’objet de la sémiotique figurative. Celle-ci s’intéresse donc à la représentation (la mimésis), aux relations entre figurativité et abstraction, aux liens entre l’activité sensorielle de la perception et les formes de sa mise en discours » 123 .’

Bertrand constate que dans le figuratif il y a une isomorphie entre la sémiotique du monde naturel et la langue, un rapport entre la représentation mimétique plus ou moins forte de la mise en discours de la figure et le monde naturel. La figure est envisagée sous forme de représentation iconique de la réalité, ou au contraire, en forme d’abstraction, si les liens avec le monde naturel sont faibles. Le sensoriel et la perception se situent au centre de la figurativité mais sont toujours saisis dans le discours. La perception et le sensible vont être étudiés dans leur mise en forme par et dans le discours. Même si son approche aborde le sensible et donc un domaine non traditionnellement traité par la sémiotique, en l’insérant dans le cadre du discours, Bertrand garantit un regard sémiotique rigoureux et élimine ainsi des risques de débordements vers d’autres disciplines. L’objet d’étude reste certes d’influence phénoménologique, mais les bases sémiotiques sont inévitablement très solides. Bertrand conserve le même type d’approche et la même cohérence dans sa définition du monde naturel :

‘« Monde naturel : Les sémioticiens rejettent le concept de référent (l’univers extralinguistique). Ils considèrent le « monde naturel » comme une sémiotique dans la mesure où, en tant que plan de l’expression, il est informé par l’homme et érigé en signification. La référence devient alors une question de corrélation entre deux sémiotiques (celle d’une langue naturelle, ou d’un langage pictural avec celle du monde naturel), et les ajustements entre ces deux sémiotiques, loin d’être de simple dénotation, sont soumis à de profondes variations (culturelles entre autres). Il reste toutefois que cette « information » du monde naturel demande qu’on examine les conditions d’émergence du sens à partir du sensible. D’où les recherches menées aujourd’hui en sémiotique sur l’esthésie (la perception des sensations), la sensorialité et la plurisensorialité (la synesthésie), pour dégager les modes sémiotiques du sensible (saveur, olfaction, etc.) en liaison avec la figurativité du discours » 124 .’

L’esthésie, c'est-à-dire la perception des sensations, la plurisensorialité et la synesthésie sont étudiées sous l’angle des modes sémiotiques du sensible. La perception et le sensible sont mis en rapport avec la figurativitité du discours. Considérant la capacité d’iconicité et d’abstraction (rapprochement et éloignement de la réalité) de la figure, Bertrand parle d’ « élasticité sémantique » 125 de la figurativité. Il s’oppose aussi au rôle superficiel de l’habillage et du décor très souvent associé à la figure. Denis Bertrand opte ainsi pour une profondeur du figuratif et situe la figure comme une donnée première du langage 126 .

La thèse de Bertrand sur la figurativité concerne aussi notre travail sur l’objet, car elle est associée à « l’effet de réel » 127 autrement dit à l’impression référentielle, en termes de figurativisation ou de thématisation. L’objet du monde est ainsi renommé en une figure du monde et devient un point d’ancrage entre les langues naturelles et le monde naturel. Dans les préoccupations les plus récentes de la sémiotique la figure se rapporte au monde du sujet par l’intermédiaire de la dimension proprioceptive :

‘« (…) Lorsqu’elle (la figure) s’attachait à rendre compte de la représentation et des impressions référentielles, la sémiotique figurative était extéroceptive ; lorsqu’elle développait les liens entre le figuratif et l’abstrait, elle associait le figuratif à la dimension intéroceptive. Les dimensions actuelles de la recherche sur la figurativité sont tournées vers la dimension proprioceptive et les questions nouvelles qu’elles posent à l’analyste en relation avec la phénoménologie » 128 . ’

La corrélation du corps percevant et de l’activité sémantique dans la pratique du discours, en l’occurrence pour Bertrand dans la sémiotique littéraire, nous rappelle l’approche phénoménologique de la perception discursive de Ouellet, que nous développerons ensuite.

Au delà de la fonction de la mimésis, et de la représentation, la figure joue le rôle à la fois de l’abstraction et de la figurativisation, de la spécificité mais aussi de la généralité. La figure se rapproche ou rejoint par l’intermédiaire du corps, de la perception, du sensible, et dans sa dimension rhétorique, elle donne une épaisseur au discours. La notion de décalage ou d’outre-sens, liée à la nature de la figure, s’estompe au profit du paraître et de l’imperfection. La figure inscrite dans les usages de la langue, se rapporte au social, avec les doxas et les topoi stéréotypés, figés dans la mémoire langagière. Une autre dimension, importante d’après nous, est le décalage avec la réalité dans l’espace discursif. Le discours à l’aide du sujet d’énonciation-lecteur va (re)construire l’objet du monde saisi dans son état brut et lui attribuer le statut d’objet de sens. Pour nous la notion de la présence est relative à la question de l’apparition et du paraître de l’objet, mais aussi à celle de l’au delà ou de l’outre sens. Nous n’envisageons pas ce dernier en termes d’iconisation ou d’abstraction, mais plutôt en termes de décalage entre la figure dans le monde naturel, et la figure telle qu’elle est construite dans le discours. La figure au sein du discours est un objet de sens en devenir et c’est cette dimension énonciative qui nous intéresse. Mises à part les corrélations entre la langue naturelle et le monde naturel, nous ajouterons aussi la dimension énonciative, qui se place aussi bien à l’intérieur de l’imagerie mentale du sujet percevant qu’à l’intérieur du discours. Celui-ci, grâce à sa nature créatrice, transforme les figures du monde représentées dans l’espace cognitif du sujet, en objets du sens. Le sujet percevant et cognitif va terminer son parcours et son lien avec l’objet, dans son rôle de sujet interprétant, qui lit l’esthésie inscrite à l’intérieur du texte. Le parcours de la lecture n’est pas connu à l’avance. En effet, la lecture réserve des surprises, met en suspens ou même actualise des aspects de l’objet-figure du monde perçu inaperçus ou inexistants dans son état brut, hors du contexte discursif.

Notes
121.

Cf. l’orientation des travaux récents sur la dimension proprioceptive de la phénoménologie.

122.

BERTRAND D., Précis de sémiotique littéraire, op.cit. pp.99-100.

123.

Ibid., p.262. (Glossaire, entrée « figuratif »).

124.

Ibid., p.263. (Glossaire entrée « monde naturel »)

125.

Ibid., p.146.

126.

Idem.

127.

Ibid., p.147.

128.

Ibid., p. 163.