3.3. La figure : pour une approche du sens « en suspens »

Suite à la définition de la figure que donne Hjelmslev (la figure est un non-signe intervenant dans la construction des signes), Panier aborde la figure comme « l’entité du discours dissocié du signe, un élément discursif qui suspend le sens dans son statut sémiologique (signe) et attend à être actualisé dans l’acte énonciatif par le sujet énonciataire (lecteur) » 139 . Dans la perspective d’une sémiotique de l’énonciation et du discours, la figure oscille entre deux problématiques : celle du monde naturel et celle du discours. Dans la première, elle acquiert le statut de figuratif (ou du signe-renvoi de J. Geninasca). La figure est là pour représenter le monde (impression référentielle et figurativité iconique) et serait l’équivalent du sens commun, du « savoir encyclopédique » 140 , et de la perception esthétique.

Pour Panier, dans la mise en discours, il y a tension entre la visée objective (référentielle, signe-renvoi) de la figure et la visée énonciative de l’enchaînement discursif des figures prenant statut de grandeurs figurales.

Quant à la correspondance de la figure avec le monde naturel, Panier postule que tout ce qui correspond avec le monde naturel n’est pas forcément figure : « Tout élément figuratif (correspondant à une grandeur du monde naturel) n’est pas de soi figure, il ne l’est que par l’accident d’une reprise qui est tout à la fois répétition et déformation » 141 .

Panier se situe ainsi d’un point de vue différent du courant d’influence phénoménologique. Si celle-ci rapproche la figurativité du paraître 142 , de la mimesis, de la représentation directe, immédiate du monde naturel, et de l’identification des états des choses (figures du monde), Panier et CADIR adoptent une approche à caractère anthropologique. Le sens est comparé à un voile, qui cache, mais ce faisant, la figure signale, elle annonce 143 . Cette définition qui est mise du côté de la dimension cachée 144 , obscure de la figure, du côté du brouillage et du «sens obvie » 145 (la figure rend visible qu’en cachant les états des choses) développe la conception des deux mondes distincts : l’un qui s’associe au monde naturel et au sens commun et un autre inconnu, textuel, à construire. Si le premier monde est associé au déjà connu, le deuxième en devenir introduit une autre réalité, qui trouble et suspend notre relation avec le monde 146 .

Dans sa réflexion sur la figure, Panier prolonge l’approche de Geninasca. Le figural est pour lui une opération d’énonciation qui met en suspens le sens ; il le dissocie de sa relation de signes entre le plan figuratif et son contenu thématique initial 147 .

Panier se situe dans une logique d’interprétation, et de lecture, où l’objet prend sens et fait sens :

‘« Lorsqu’elle convoque les grandeurs figuratives à partir des configurations pour les actualiser dans un énoncé, l'instance d'énonciation réalise une opération dans laquelle les grandeurs figuratives se trouvent disjointes des contenus sémantiques qui étaient les leurs dans les configurations discursives, pour devenir des figures disponibles pour entrer dans l'articulation du sens du discours-énoncé. Convenons d'appeler opération figurale cette opération correspondant à l'acte d'énonciation. Cette opération correspond à un suspens du sens des figures, à une dissociation de la relation de signe entre le plan figuratif et son contenu thématique initial. L'opération énonciative (tant pour l’énonciateur que pour l’énonciataire) modifie donc le statut des grandeurs figuratives ». (…) « Ainsi transformée, la figure n'est plus seulement relative à un "sens", mais elle est relative à l'enchaînement des figures dans le discours» 148 .’

Dans le cadre de cette problématique qui accorde une importance majeure à l’énonciation, la figure (-objet) cède sa place au sujet. Ou pour être plus exact : la construction de la figure dépend du sujet et devient constitutive d’une construction triple : sujet-discours-objet :

‘«Lorsqu’il est question de figure dans ces diverses définitions, il est fait mention d’un écart par rapport à l’organisation sémiologique du signe. Cet écart est un effet du discours en acte, il s’expérimente en quelque sorte si l’on veut suivre le parcours de la lecture. La figure est d’abord perçue comme un élément de contenu reconnaissable (déjà connu) discrétisé à partir du savoir commun et dans la forme de la syntaxe discursive (actorialisation-spatialisation-temporalisation). La mise en discours se signale par une opération où l’énonciation affecte tout à la fois le «sens» donné (signe) pour conduire vers les «non-signes» que sont les figures; mais aussi le sujet, pour le conduire de la réception d’un savoir (d’un sens) à l’instauration d’une énonciation 149 »’

Le discours dans sa dimension textuelle, grâce à ses règles et l’acte d’interprétation est entrepris par un sujet-lecteur apte à construire un objet nouveau, issu du texte et de la lecture. Le statut référentiel de l’objet cède sa place à une perspective dynamique et novatrice. A l’intérieur du texte, le sujet-lecteur se rend compte que l’objet antérieurement sensible et prégnant se transforme : Un objet sensible, devient un objet dit, un objet lu, et enfin un objet de sens. Et c’est à ce moment là, quand le pré-sens rencontre le sens que nous pouvons parler de la présence. La présence constitue pour nous non pas la précondition de la signification, mais elle incarne le sens même : Se présenter, c’est faire sens. Quant au couple sujet-objet, il change de statut, en suivant les différentes étapes : sujet percevant et affecté, sujet imageant, sujet catégorisant et sujet lecteur pour un objet perçu, prégnant, objet de l’imagerie mentale, objet dit et objet lu, c’est ainsi que le parcours de la signification s’effectue. L’objet (perçu) n’a pas de sens en lui-même. Il peut certes affecter un sujet percevant, mais il n’acquiert de statut de signification, que lorsqu’il est pris en charge par le système discursif, dans un contexte donné.

Nous définissons la présence comme le moment de tension entre ce qui résiste, persiste et nécessite l’acte de la lecture d’une part et d’autre part la saisie immédiate et soudaine. Dans la problématique de la présence d’orientation phénoménologique, le discours et l’énonciation ont joué un rôle inférieur au profit de la perception et de l’ébranlement du sens-ible sur le corps. La présence concernait la dimension surtout sensorielle et physique du corps. La fusion du sujet et de l’objet, ou encore l’envahissement du sujet par l’objet, se réalisait au moment de la sensation pure : « ensemble de secousses musculaires, qui agitent brusquement le corps, sous l’effet d’une émotion vive ou d’une sensation inattendue» 150 .

Pour nous, c’est l’énonciation, et donc le temps et l’effort de l’interprétation qui font construire l’objet sens-ible en objet de sens et par conséquent en un objet présent:

‘« Ainsi instaure-t-elle comme un lieu singulier entre un sens immédiat, accessible à première lecture et un effet à venir simplement esquissé. Ce lieu pour être, à l’écart et en attente, est donc aussi un temps…La dimension figurative invite à passer du récit à ce qui s’énonce comme parole, de l’histoire racontée à ce dont il est parlé, mais ce passage est moins un pas à faire qu’une course pour saisir, une ligne à franchir qu’un chemin où marcher. Il est la demeure ou advient le sujet » 151 . ’

La présence liée au sens n’est donc pas seulement corrélée à la facilité et à l’évidence mais aussi au temps de la lecture, et à l’intervention d’un sujet qui lit. La figurativité se rapproche plus de la subjectivité que de l’objet, et du monde naturel. Il est d’avantage question de la figure en rapport avec le monde intérieur et secret du sujet de désir. Il n’est pas uniquement question de perception du monde extérieur, du visible, mais du visuel ; il n’est pas question de manifestation mais d’immanence et de latence. La figure est plutôt de l’ordre du sensible pour un sujet désirant. Là où devrait intervenir le signifié se positionne le sujet d’interprétation, sujet sensible pour donner sens à ce dont la figure fait signe tout en cachant, en accomplissant le sens suspendu 152 .

Le discours lié à la présence, est automatiquement corrélé au surplus qui l’excède et tente de le gérer avec l’acte de la lecture :

‘«Le discours est une totalité à construire, une « chaîne figurative » à parcourir. Enchaînées dans le discours, les figures provoquent un surplus (un excès) du figuratif qui révèle toujours un manque du côté du thématique (un trop de signifiant, qui révèle un manque dans le signifié). Cette rupture signale le débat, la division, constitutifs de l'instance d'énonciation, partagée entre un sujet relatif à un contenu de sens organisé (à un objet de savoir et de représentation, objet imaginaire) et un sujet relatif à l'acte de parler, c'est-à-dire à la mise en discours» 153 .’

La présence est la tension entre le figuratif, le signe-renvoi et le sens commun d’une part, et le figural et le « non-sens » 154 d’autre part.

Notes
139.

PANIER L., « Polysémie des figures et statut figural des grandeurs figuratives », La polysémie ou l’empire des sens : lexique, discours, représentations, RÉMI-GIRAUD S., & PANIER L. (dir), p.77.

140.

A ce sujet, voir ECO U., Kant et l’ornithorynque,trad. de J. Gayrard, Paris, Grasset, (1997) 1999.

141.

PANIER L., « Devenir des figures. Figures en devenir. La théorie des figures dans l’exégèse biblique ancienne », in Le Devenir, FONTANILLE J., (éd.), Limoges, PULIM, 1995, p.152.

142.

Cf. l’approche de la figurativité avec un « écran du paraître ». BERTRAND D., Précis de sémiotique littéraire, op.cit. p. 164.

143.

CALLOUD J., Le Temps de la Lecture. Exégèse biblique et sémiotique (CADIR). Recueil d’hommages à Jean Delorme, PANIER L., (dir), Paris, Cerf, 1993, p.45.

144.

Sur ce point, cf., le rapport visuel vs visible de Didi-Hubermann. Le visible est situé du côté du figuratif et le visuel du côté du figural.

145.

PANIER L., « La sémiotique et les études bibliques », in Questions de sémiotique, (dir.) HENAULT A., PUF, 2002, p.379.

146.

« La déchirure est le propre des figures dans la mesure où précisément elles donnent forme à ce qui fut d’abord première inscription de signifiance ou de la chair du sujet de l’énonciation, et qui maintenant, détaché du corps, est dans le discours évocation, redit ou rappel de cette inscription première », MARTIN F., Le devenir, « Devenir des figures ou des figures au corps », op.cit., p.144.

147.

PANIER L., « Polysémie des figures et statut figural des grandeurs figuratives », op. cit., p.76.

148.

Ibid., p.77.

149.

PANIER L., « Figurativité, mise en discours, corps du sujet », Sémiotique et Bible 114, 39-52, 2004.

150.

Cf. GREIMAS A.-J., De l’imperfection, op.cit., p.31.

151.

CALLOUD J., op., cit., p.55

152.

Idem.

153.

Cf. GELAS B., « La question de l’indicible. Préalable à une sémiologie du poème », in Le Temps de la Lecture, CADIR (L. Panier, éd.), Paris, Cerf, 1993, p. 87-93.

154.

Le sens (commun) est en corrélation inverse avec le sens-ible. Quand il y a non-sens, le sens-ible gagne en intensité, et quand le sens est présent, le sens-ible « perd » sa présence.