La théorie de la figuralité abordée par Didi-Huberman rejoint celle de Panier et de CADIR 155 , qui dans la théorie des ensembles signifiants, de l’interprétation et de la lecture, rapporte l’idée de la faille à la notion de figure. La figure ne fait sens (et nous pouvons même dire : ne fait présence), qu’à partir du moment où elle est lue, dans un texte, et suscite l’effort de l’interprétation. Didi-Huberman se sert de la notion de figure pour les objets esthétiques. L’esthétique est d’ailleurs le domaine pratique où se pose directement la question de la présence.
La présence est rapprochée du sujet : La présence d’un objet se figure à un sujet qui vit dans le monde. Le monde lui est représenté et transcrit dans le discours et laisse des traces qui sont lues et interprétées par le sujet d’énonciation, complice et condition sine qua non pour l’acte de la lecture. La tension entre le figuratif et le figural, le monde du sens commun et sa déformation, aussi bien que les jeux tensifs à l’intérieur du discours esquissent bien notre perception du monde, telle qu’elle est inscrite dans le discours ou telle qu’elle est enregistrée dans les habitudes langagières.
Didi Huberman dans son ouvrage Devant l’image, avec des références à l’histoire de l’art, distingue la présentation, ou la présentabilité des images, et la représentation figurative d’un objet du monde naturel. La présentation se situe du côté du figural, du côté de ce qui dépasse l’immédiatement perçu et qui l’absente de la représentation figurative. Le figural est l’au-delà du visible ; il se situe du côté de la censure, de l’oubli. Il signale le détournement et devient synonyme de faille, de lacune et de déchirure. Et c’est dès le moment où il y a déchirure que le sens devient présent . Cela peut paraître paradoxal de parler de sens quand celui-ci se met en « suspens 156 ».
Le vrai semble être caché, et ne surgit qu’après un effort 157 . Cet effort est élaboré par l’acte de lecture et d’interprétation ; des actes où le sujet s’implique et se met en corrélation avec l’objet caché et le texte. Didi-Huberman met en lien la figurativité avec le visible (le regarder), et le figural avec le visuel (le voir) ; ce qui ne fait pas figure dans le tableau, mais qui fait sens. Ce qui est en question ici, c’est justement le sens de « sens ». Ce qui nous entraîne vers une conception « sémiologique » du sens (dans le rapport Sa/Sé) et une conception « énonciative » — ou négative — du sens qui touche le sujet d’énonciation à partir du « non-sens » du figural.
Influencé par l’utilisation du terme par Freud, dans son approche du rêve, Didi-Huberman développe dans son ouvrage Devant l’image le rapport entre la présence et l’esthétique :
‘« Nous voici donc revenus au paradoxe de départ, que nous avions placé sous l’égide d’une prise en considération de la « présentation » ou présentabilité des images sur lesquelles nos regards se posent avant même que nos curiosités — ou nos volontés de savoir — aient à s’exercer. « Prendre en considération la présentabilité », cela se dit enallemand Rücksicht auf Darstellbarkeit, et par cette expression justement Freud désignait le travail de figurabilité propre aux formations de l’inconscient. » (…) « étant admis que les mots « image » et « figurabilité » dépassent ici de beaucoup le cadre restreint de ce qu’on nomme habituellement un art « figuratif », c'est-à-dire représentatif d’un objet ou une action du monde naturel » 158 .’L’auteur distingue le figuratif du figural, le visuel du visible, le lointain du proche, le caché du montré. Si la présence est habituellement conçue en termes de perception, donc du paraître, du voir et du visible, Didi-Huberman situe la présence et l’apparition, du côté du plus profond, et du plus subtil, qui n’est pas à la portée de l’œil direct, qui résiste au regard rapide et fugace, et demande ne pas seulement d’être regardé, mais d’être vu :
‘« Qu’on ne se méprenne pas, soit dit en passant, sur le caractère « moderne » d’une telle problématique. Ce n’est pas Freud qui a inventé la figurabilité, et ce n’est pas l’art abstrait qui a mis en œuvre la « présentabilité » du pictural en contrepartie de sa « figurative » représentabilité. (…) « Et notre hypothèse tient justement à ceci que l’histoire de l’art, phénomène « moderne » par excellence — puisque née au XVIe siècle — a voulu enterrer les très vieilles problématiques du visuel et du figurable en donnant de nouvelles fins aux images de l’art, des fins qui plaçaient le visuel sous la tyrannie du visible (et de l’imitation), le figurable sous la tyrannie du lisible (e de l’iconologie)» 159 . ’D’après nous, la figurativité dans sa dimension figurale concerne aussi l’acte de lecture, qui en collaboration avec le sujet d’interprétation donne sens aux objets. Si la figurativité est traditionnellement définie en termes de reconnaissance, de complétude, et d’actualisation du sens, elle prend une autre dimension sous la forme du figural ; celui-ci se rapproche ainsi du décalage et du défaut, du suspens, du lointain, de l’Autre :
‘« Lorsque ce même est représenté, nous dit Freud, « cela indique ordinairement qu’il faut chercher autre chose qui est commun aux deux et qui demeure caché parce que la censure en a rendu la figuration impossible. Il s’est produit, si l’on peut dire, un déplacement dans le domaine du commun pour favoriser la figurabilité ». Qu’est-ce que cela implique ? » 160 . ’Lorsque Didi-Huberman situe la représentation du côté du figuratif et la présence proche du figural, il s’éloigne d’une tradition selon laquelle la présence serait opposé à l’absence. La présence, par l’intermédiaire du figural, oscille entre le manque et le surplus, le trop peu, et le trop. Cette tension peut être justifiée, comme le dit Greimas, à cause de l’inaccessibilité de l’essence de l’être des choses. Une autre raison serait celle qui attribue l’accès au sens à un effort de la part du sujet face à l’objet qui demande à être interprété, par le biais du texte et de l’énonciation, et qui ne se contente pas d’une saisie rapide et immédiate. Le figuratif, prenant le rôle de la «bonne forme», se situe du côté du sens commun, tandis que le figural se situe en décalage avec la bonne forme ; soit dans le trop, soit dans le trop peu, en tension entre les deux mondes, le monde du sens commun et celui du discours. Ce dernier par le biais de l’énonciation démontre la façon dont le sujet d’énonciation voit et veut faire voir le monde.
Cette approche de la figure vient particulièrement de plusieurs articles de CALLOUD J., (dans Sémiotique et Bible : sur le chemin de Damas, n° 37-38-40 et 42)
Cf. « Le rôle de la figure est de « relever divers traits qui ont en commun de ralentir, d’interrompre ou d’obscurcir la narration », CALLOUD J., « Le temps de la lecture », op.cit, p. 53.
Sur le caché et l’invisible, voir GREIMAS A.-J., « Tout paraître est imparfait : il cache l’être, c’est à partir de lui que se construisent un vouloir-être et un devoir-être, ce qui est dejà une deviation du sens. Ceci dit, il constitue tout de même notre condition d’homme. Ce voile de fumée peut-il se déchirer un peu et s’entrouvrir sur la vie ou la mort, qu’importe ? ». De l’imperfection, op.cit., p.9.
DIDI-HUBERMAN G., Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art., Paris, Les éditions de minuit, 1990, pp.15-16.
Ibid, p.16.
Ibid., p.184