5. La présence au sein d’une sémiotique d’orientation phénomenologique

La question de la présence a été posée dès Sémantique Structurale. Greimas suivant l’héritage merleau-pontien sur la perception et la présence parle déjà de perception intérieure et de perception du corps propre 161 . Avec Sémiotique des Passions la notion de présence est explicitement inaugurée et marque le début, en sémiotique, d’une ère ayant des préoccupations d’origine phénoménologique. Les problématiques actuelles sur le corps au sein des sciences cognitives sont en accord avec les tentatives de la sémiotique d’intégrer ce genre des notions au champ de la signification.

Fontanille exprime les risques d’un tel enjeu dans la Sémiotique du visible ainsi :

‘«  Articuler la perception et le sentir n’est pas chose facile, car on prend le risque à chaque moment ou bien de rabattre le plan phénoménologique (les préconditions tensives) sur le plan cognitif (la rationalité sémio-narrative), ou bien, en s’imageant rester fidèle à son objet, de se contenter d’approximations intuitives et invérifiables » 162 . ’

Pour Fontanille, la présence porte à l’affect et lie la signification avec la phorie. Celle-ci «caractérise un stade non polarisé du sentir» 163 , un siège des effets tensifs du corps propre d’un sujet sentant-percevant. D’après Greimas et Fontanille, «on n’en est pas encore à une véritable polarisation en euphorie/dysphorie, mais à la seule oscillation entre «attraction» et «répulsion». » 164 . L’image de l’ « ébranlement du sens » semble bien résumer ce concept de la masse phorique qui tend à se polariser.

Cet extrait résume bien la présence selon Fontanille :

‘« Percevoir quelque chose, avant même de le reconnaître comme une figure appartenant à l’une des deux macrosémiotiques, c’est percevoir plus ou moins intensément une présence. En effet, avant d’identifier une figure du monde naturel, ou même une notion ou un sentiment, nous percevons (ou nous ‘’pressentons’’) sa présence, c’est-à-dire quelque chose qui, d’une part occupe une certaine position, relative à notre propre position, et une certaine étendue, et qui, d’autre part, nous affecte avec une certaine intensité. Tel est le minimum nécessaire pour pouvoir parler de présence » 165  .’

Avec cette nouvelle « logique tensive » qui s’adapte aux perspectives de la phénoménologie, Fontanille parle de présence en termes de degrés de présence :

‘« Chaque effet de la présence sensible associe donc, pour être justement qualifié de ‘’présence’’, un certain degré d’intensité et une certaine position ou quantité dans l’étendue. La présence conjugue en somme des forces d’une part, et des positions et quantités, d’autre part. Notons ici que l’effet d’intensité apparaît comme interne, et l’effet d’étendue, comme externe » 166 . ’

Les modalités de relations et de présence d’un corps au monde sont considérées du point de vue d’une signification en devenir. Les valeurs sont désormais considérées dans une perspective de l’esthésie, où le corps joue le rôle principal. Le signe et le signifiant, l’expression et le contenu sont envisagées du point de vue de la

‘« médiation du corps propre, instance intermédiaire entre le discours et le texte, instance commune au domaine intéroceptif (le signifié) et au domaine extéroceptif (le signifiant). Le corps propre est un véritable opérateur. Mais, si le corps propre est reconnu comme le véritable opérateur de la fonction sémiotique, alors l’émotion esthétique, cette reconnaissance de la valeur inscrite dans les formes sensibles, est un des événements prévisibles à partir de la sémiosis en acte» 167

La sémiosis en acte acquiert ainsi une élasticité et une profondeur. La signification est prise en charge par l’esthésie, par l’intermédiaire de l’expérience et le sens éprouvé et ressenti par un corps. Le corps se trouve au centre d’un champ de présence 168 , tensif et phorique. Sa position définit la profondeur, l’orientation, la vitesse, le rythme et le tempo du champ.

La place de la catégorisation du monde par un sujet cognitif qui était jusqu’alors au centre de la sémiotique greimassienne, est substituée par a) le corps, b) le percept et c) l’affect, qui deviennent des conditions sine qua non de la signification. La signification ne peut être envisagée que si le sujet est affecté par la présence de l’objet 169 . Le sensible précède le cognitif et fait partie indispensable de la signification. Le sujet doit être ému par la présence de l’objet, par le monde dont il fait partie, afin de rendre cette chose, objet de désir, objet de valeur, objet signifiant. C’est ainsi que la chose sensible devient un objet de sens.

Le corps sensible, attracteur ou propulseur des énergies, affecté par les modulations de la présence de l’objet devient le déclencheur de l’énonciation et de la signification. Chez Fontanille, le discours fige les formes perceptives et les transforme en formes énonciatives : « L’instance de discours prend position dans un champ, qui est d’abord, et avant même d’être un champ où s’exerce la capacité de langage, un champ de présence sensible et perceptive » 170 .

La présence au-delà du surplus ou du manque, concerne aussi les modalités et les valeurs esthétiques telles que la perfection et l’imperfection. Les degrés de présence et l’aspectualité sont régis par les modes de l’inaccompli et de l’éphémère.

Selon les postulats d’orientation phéno-sémiotique, la présence est considérée comme précondition du sens. Nous envisageons le sensible et l’intelligible, c'est-à-dire le sujet percevant et le sujet lecteur, dans un rapport d’interdépendance, selon lequel l’un ne peut pas exister sans l’autre : L’éveil des sens suscite le sens.

Plus la charge affective sur le sujet est grande et plus le sujet est ému, bouleversé et touché par la prégnance de l’objet, plus la présence du sens sera grande ; plus la prégnance de l’objet est grande et plus il devient probable que le sens-ible deviendra sens, ou au moins que le sujet affecté sera à sa quête. Plus la présence est grande, plus notre regard sur le monde est susceptible de changer. La différence entre une signification qui fait « présence » et une autre corrélée à la pure information dépourvue d’effet phorique, réside dans le fait que ce n’est que la première qui est liée à l’évolution, la nouveauté et la créativité.

Nous avons évoqué dans l’introduction que le thème de la présence et l’approche phéno-sémiotique impliquent entre autres, des changements plus ou moins radicaux. Nous avons parlé de discours, or, cette notion reste complexe. Chez Fontanille par exemple, le discours est inséré dans le champ de présence. Fontanille dans Sémiotique et littérature, aborde la présence, du point de vue de l’identité et de l’affectif, dans le cadre du discours en acte. Ce cadre est présenté ainsi :

‘« (…) l’acte en tant qu’acte présent à celui qui l’accomplit, qui l’observe ou le subit. Avant même d’être compris ou interprété par le sujet du discours, l’acte va affecter son champ de présence : il va l’agrandir ou le réduire, l’ouvrir ou le fermer, y susciter une apparition ou y provoquer une disparition ; en d’autres termes, avant de comprendre ou d’interpréter l’acte comme une transformation, le sujet du discours en ressent l’efficience, perçoit une modification du flux de ses sensations et de ses impressions, en somme, une modulation de la présence. Il fait en quelque sorte l’expérience de l’événement en tant que tel avant d’en saisir le sens » 171 . ’

Fontanille place la présence dans le discours en acte où le corps sensible est au centre des régulations énonciatives. D’après nous, il y a un sujet sensible, sujet percevant certes mais qui est aussi prêt à interpréter, discrétiser le sens ou même la présence du sens qui n’est pas un flou sans direction (saisie et visée). Quand nous parlons du discours, nous parlons aussi de l’interprétation et de la lecture.

Nous envisageons le moment de l’ébranlement du sens comme le point de départ de la présence. Nous nous intéressons à un autre niveau qui envisage le sujet dans sa dimension non pas seulement corporelle mais qui surtout le considère en tant que lecteur, dans son état sémiotique. Nous envisageons la présence en deux moments : l’un pré-interprétatif lié au pré-discursif et au corps, et l’autre discursif qui implique le sujet d’interprétation, l’acte de lecture et le discours activé. La jonction des deux moments de la présence, l’une immédiate et l’autre profonde et cachée signale le moment de fusion des deux actants (sujet et objet), qui n’est qu’un moment de jouissance pour les deux 172 . Nous constatons donc que la fusion entre le sujet et l’objet prend la forme d’un dialogue et d’une collaboration entre les deux actants. Là où s’arrête l’un commence (ou continue) le travail l’autre. Ce type de fusion est un dialogue ouvert, un point de rencontre socio-sémiotique entre le sujet et l’objet : « L’interprétation se place donc à la limite du texte et du discours, de l’énoncé et de l’énonciation, du savoir et de l’écoute. Le lecteur, sujet de l’énonciation est donc l’instance qui s’intègre dans l’articulation de l’advenir du discours» 173 .

Comme le dit Landowski, nous ne sommes pas présents devant l’insignifiance 174 . Nous intégrons ainsi la présence au sein de la signification. A la fois ancrée dans la perception et l’énonciation, la présence ne peut pas être dissociée de la lecture et de l’acte d’interprétation. Si Fontanille envisage le discours comme discours en acte, du point de vue de l’origine-production du sens, nous envisageons, pour notre part, le discours en termes de réception. La présence affecte quelqu’un et c’est ce parcours qui nous intéresse et que nous soulignons. Le discours fonctionne comme l’espace d’accueil qui conjoint sujet et objet et met toutes les possibilités d’actualisation de lecture, ce qui permet de déclencher ainsi la signification Deux fonctions peuvent donc caractériser d’après nous le discours: a) celle de lieu de fixation du sensible et b) celle de lieu d’ancrage du sujet et de l’objet d’interprétation.

Notes
161.

GREIMAS A.-J., Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, pp. 8-11.

162.

FONTANILLE J., Sémiotique du visible, op.cit., p.193.

163.

Ibid.pp.6-7.

164.

GREIMAS A.-J, et FONTANILLE J., op.cit. pp.32-33.

165.

FONTANILLE J., Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998, p.37.

166.

FONTANILLE J., ibid., p.66.

167.

FONTANILLE J., Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, PUF, 1999,p.228.

168.

« Un champ de présence, organisé autour d’un corps propre, centre d’énonciation, et traversé par des mouvements orientés, plus ou moins nombreux et plus ou moins rapides, qui font apparaître, disparaître et qui modifient les valeurs », ibid., p. 73.

169.

« La présence, qualité sensible par excellence, est donc une première articulation sémiotique de la perception. L’affect qui nous touche, cette intensité qui caractérise notre relation avec le monde, cette tension en direction du monde, est l’affaire de la visée intentionnelle; la position, l’étendue et la quantité caractérisent en revanche les limites et le contenu du domaine de pertinence, c’est-à-dire la saisie. La présence engage donc les deux opérations sémiotiques élémentaires dont nous avons déjà fait état : la visée, plus ou moins intense, et la saisie, plus ou moins étendue». FONTANILLE J., Sémiotique du discours, op.cit., p.38.

170.

FONTANILLE J., Sémiotique et littérature, op.cit., p.233.

171.

Ibid., p.9.

172.

«En ce sens, s’il est vrai que la jouissance peut se passer du discours, c’est bien, en revanche, au point de rencontre entre sensation et signification, entre esthésie et sociabilité, et là seulement qu’elle trouve son épanouissement»., LANDOWSKI E., Passions sans noms, op.cit., p.225.

173.

CALLOUD J., « Le temps de la lecture », op.cit., p.30.

174.

LANDOWSKI E., Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II. Paris, PUF, 1997, p. 7.