7. Présence et énonciation

Ouellet décrit les mécanismes de l’imagination et de l’énonciation comme des structures destinées à provoquer une expérience (d’écriture et/ou de lecture) esthésique. Les formes de l’expérience schématisées grâce aux structures de l’imagination déclenchent l’activité de l’imagerie mentale, par les moyens des formes d’expression du langage, qui provoquent un sentiment d’expérience esthésique 186 . A côté de la perception et de la conception, du dire et du lire, serait posée une nouvelle dimension, qui rejoint sujet et objet du monde. L’énonciation est considérée comme le point d’accueil des expériences sensibles inscrites dans l’imagerie mentale et le discours. Une autre réalité, un autre monde sont crées non pas seulement perçus et conçus, mais aussi lus. La lecture est ainsi incorporée au sein de la présence et au centre de l’énonciation chez Ouellet, mais c’est l’esthésie qui occupe la place primordiale.

« C’est là la dimension à la fois phénoménale et subjectale de la discursivité , dans la mesure où tout processus énonciatif trouve son ancrage « phénoménal » au sein d’une expérience sensorimotrice mémorisée et schématisée dans et par les structures de l’imagination, responsable de l’activité énonciative, et où le monde vécu et le monde énoncé trouvent leur ancrage « subjectal » dans le point de vue qui oriente à la fois leur perception et leur énonciation selon des formes d’apparaître et des formes d’expression qui possèdent des structures plus ou moins isomorphes» 187 .

La relation de l’expérience du monde vécue par un sujet percevant est décrite ainsi :

‘« S’appuyant tantôt sur l’imagerie mentale, tantôt sur les représentations conceptuelles de la conscience inférentielle, les cogniticiens de diverses tendances cherchent tous, par différents moyens, à rendre compte des multiples figures du sens par lesquelles l’on perçoit, catégorise, mémorise, imagine et raisonne en se fondant sur son expérience du monde et en visant à la fois l’articulation et l’expression de sa pensée » 188 . ’

Le sujet est donc considéré comme un être percevant, catégorisant, mémorisant et raisonnant et qui dépose l’ensemble de ses pensées dans le discours. C’est un sujet qui écrit le discours, mais qui n’est pas considéré dans sa dimension de lecteur en train d’interpréter l’objet mis en discours, et pris en charge par les règles discursives :

‘« Ainsi sa position d’observateur et l’orientation de son regard sur l’exprimable dépendent-elles ultimement du rabattement de l’extéroceptif sur l’intéroceptif, de l’intégration du monde sensible dans sa sensibilité, rendue possible grâce à la médiation qu’assure le corps propre entre le monde externe des saillances perceptives et le monde interne des prégnances cognitives ou, dit autrement, entre un monde d’objets et un monde de valeurs qu’homogénéise la tensivité phorique où s’expriment l’attraction et la répulsion qui donnent lieu corollairement aux états de choses et aux états d’âme participant d’une même valence ou d’un même univers de valeurs » 189 . ’

Lorsque Ouellet fait appel au lecteur, l’importance n’est pas pour autant portée sur un sujet d’énonciation (énonciataire) qui construit l’objet textuel. Pour Ouellet, l’acte de lecture est régi par l’expérience de la perception : c’est-à-dire comment celle-ci est réservée, (re-) produite et vécue au sein du discours. Il propose une homologation entre la perception vécue et l’autre dite et/ou lue. Si l’esthésie perçue est identifiée dans le texte lu, le processus de lecture et de signification s’arrête.

D’après nous, l’importance de la perception sera décalée vers l’acte de la lecture. L’expérience de la lecture s’actualise au sein du texte qui acquiert ses propres réalités-trésors qui demandent à être découverts. C’est le texte en lui-même qui grâce à sa force et aux parcours différents amène le sujet à construire l’objet de sens. L’expérience dégagée lors de l’acte de la lecture s’identifie certes avec l’expérience vécue. Mais ce rapport entre les deux types d’expérience différents sert à ancrer le sujet dans une réalité familière et reconnaissable, afin de passer à la nouveauté, profonde et mystérieuse. Le parcours de la lecture rappelle un voyage, lointain et qui peut être vertigineux, au bout duquel le lecteur, comme un nouvel Ulysse aura gagné la sagesse. Ce qui importe n’est pas le voyage en soi, mais l’itinéraire, la découverte personnelle qui émane du discours-texte.

Pour Ouellet la figurativité n’est autre que l’énonciation du tout « discours figuratif, c’est-à-dire de toute représentation verbale qui fait appel à l’imagerie des sujets parlant, soit à leur esthésis imaginative ou mnémonique, pour la reconnaissance de ses contenus et de ses formes de contenu » 190 .

D’après nous, la corrélation du sujet, de l’objet, de l’expérience et de l’énonciation, s’effectue en plusieurs étapes : premièrement, à l’étape de la perception, lorsque la prégnance de l’objet 191 affecte un sujet saillant. Il s’agit d’un rapport extérieur. Le sujet se met en contact avec le monde et réagit aux données sensibles qui le touchent. Ensuite, à l’étape de l’énonciation, la phase de la production discursive, le sujet affecté va donner à l’aide des imageries mentales une forme aux données perceptives et les inscrire dans des formes discursives. C’est une étape qui nécessite un travail intériorisé de la part du sujet énonçant. L’énonciation n’est accomplie que lorsque le sujet d’énonciation (énonciataire) devient le lecteur qui voit l’évolution de l’objet prégnant en un objet du discours qui demande à être interprété. D’après Ouellet : « Le sujet n’est pas une entité, mais un véritable phénomène : il apparaît à tous les niveaux du discours, précisément parce qu’il constitue l’une des conditions de l’apparaître discursif –on ne perçoit d’un énoncé que ce qui est donné à percevoir par son énonciation » 192 .

Dans notre réflexion au sujet de la pratique de la lecture dans son rôle relatif à la présence, nous considérons que c’est aussi l’objet qui change de statut. L’objet n’est pas le même, une fois pris en charge par le discours. Il sera transformé à cause de la force créatrice de l’énonciation, qui a la capacité de montrer une nouvelle façon de faire voir les choses. Le jeu entre le lecteur et le texte, la tension entre le sens commun et les décalages avec la réalité, construisent un objet nouveau, peu semblable avec l’objet initial, en tant que figure du monde :

« C’est sur le fond de cette forme de référence, que les différentes « déformations paraphrastiques » qui sont autant de variations eidétiques » portant sur ce que le poète, comme dit Aristote, se met sous les yeux par le moyen de la forme accomplie » peuvent être senties, perçues, et reconnues par le lecteur, dans toute leur portée esthésique, qui fait revivre le langage parlant dans le langage parlé, grâce à l’expression de la chose en acte dans la forme en acte, comme dit encore la poétique postulant une energeia commune à l’expérience vécue et à l’énonciation discursive » 193 .

Voyons de plus près la définition de l’énonciation d’après Ouellet :

‘« (…) déploie dans l’espace et le temps, dans la poièsis et l’aisthèsis, dans la figurativité de la langue et le schématisme de l’imagination, dans l’énonciation de la quantité et de la qualité et dans l’expérience des valeurs et des tensions. Puis en analysant les différentes configurations «esthésiques » auxquelles cette subjectivité perceptive et énonciative a donné lieu au cours des temps, en particulier dans les dernières décennies, à travers les formes de la description, l’expression poétique du mouvement, l’hétéroception ou la représentation de l’autre, l’image kinesthésique, l’acte de lecture, le récit exemplaire et l’inscription historique de la connaissance littéraire » 194 .’

Ouellet met en corrélation les deux types de réalités, c'est-à-dire la perception et l’énonciation qui cette fois ne concerne le sujet énonciataire, mais qui envisage le discours en acte :

‘«Le rapport entre ces deux types de réalités cognitives, voir, d’une part, dire ou écrire, de l’autre, semble de nature à la fois analogique — le langage peint comme l’œil voit — l’œil voit d’un seul regard, alors que le langage au contraire a besoin de plusieurs mots pour peindre et donner à voir. Un troisième rapport : la langage peint comme on voit, c’est à dire de la même manière qu’on voit, la vision ayant dès lors un rapport de détermination sur le discours, dont elle contraint l’émergence» 195 .’

Aux trois types de rapports proposés, nous en ajouterons un quatrième : le couple sujet-texte qui construit l’objet et fait évoluer (tourner) notre façon de voir les choses, et crée même un objet nouveau. Le discours a la capacité de dépasser le niveau d’une iconicité mimétique, proche de la figurativité, et se rapproche du figural, c'est-à-dire éloigné de la réalité. D’après nous, le rôle de la figure, comporte non seulement un rôle d’extracteur entre le monde du sens et le monde des figures du monde naturel, mais concerne aussi le monde des images mentales. Celui-ci rejoint à la fois le monde (extérieur) des figures du sens commun et le monde (intérieur) figuré mentalement. Ce n’est que grâce à la coexistence du proprioceptif, de l’extéroceptif et l’intéroceptif, que se créent des tensions perceptives et interprétatives. Comme nous le développerons ensuite, ce n’est que lorsque l’expérience de lecture avec les surprises et la fonction de décalage du discours est en fait suspendue, renouvelée et amenée encore plus loin, que le processus de la présence se complète. Expérience vécue, expérience lue, qui nous conduit à l’expérience d’un monde nouveau. Il n’est pas question de simple reconnaissance 196 . Nous ajouterons une autre dimension à l’énonciation qui implique l’esthésie lue dans un texte par un sujet lecteur-sujet interprétant. Nous nous intéressons à une esthésie intégrée dans un système signifiant, où le discours, en tant que mise en forme de nos expériences sensibles et langagières, demande à être interprété par un sujet. L’énonciation ne se complète qu’avec l’interprétation en tant que pratique socio-sémiotique, dans une situation donnée :

‘« François Rastier reprend cette hypothèse, en ajoutant que ces « images mentales, rebaptisées « simulacres multimodaux », sont les corrélats psychologiques des signifiés linguistiques, et que la référenciation s'opère par appariement entre images mentales et percepts d’objets. On a là une chaîne sémiotique qui va du « signifié linguistique » à la « chose perçue » en passant par l’ « image mentale » et le « percept d’ordre sensoriel », nous permettant d’emblée d’embrasser la quasi-totalité du processus sémiogénétique, à l’exclusion toutefois de la dimension plus proprement signifiante des symboles linguistiques, dont n’est retenu ici que le niveau propre aux représentations lexicales, seul supposé par une telle approche de la perception sémantique» 197 .’

Nous prolongeons la réflexion d’Ouellet sur le sujet, envisagé principalement dans sa condition corporelle, pour le situer dans le cadre énonciatif, cadre à rapprocher d’une pratique d’ordre socio-sémiotique 198 . Le sujet percevant acquiert ainsi un deuxième rôle : celui du sujet interprétant le texte où est intégré l’objet esthésique. Le discours représente les données du monde sensible et par l’acte interprétatif du sujet, ces données dépassent l’ordre de la représentation — dimension figurative du discours — et deviennent présence — dimension figurale du discours. Le sujet selon nous n’est pas un simple observateur. En pratiquant le rôle dynamique du lecteur, le sujet se positionne dans le champ de présence, qu’il conditionne. La présence se situe d’après nous à la fois à l’intersection du niveau sensible et du niveau de l’énonciation en tant que présence discursive.

Enoncer, c’est dire et voir pour Ouellet, s’apercevoir ; pour nous c’est ressentir, être affecté et lire, et donner sens par l’acte de la lecture. L’énonciation donne les structures, le support, de la forme sémantique du sensible et de notre expérience du sensible. La lecture est envisagée en tant que pratique en acte, une façon de vivre l’expérience, la sentir et la rendre intelligible, donc signifiante. Par le processus de l’énonciation, au-delà des mécanismes des imageries mentales, l’énonciation construit le rapport entre le sujet et l’objet.

Notre thèse concerne moins un objet du monde que les conditions plus ou moins subjectives de leur perception. Le sujet percevant est un être vivant dans le monde et plongé dans la langue et le langage. L’expérience esthésique du monde et de la langue est inscrite dans toute lecture et toute écriture. Elle peut aller plus loin, jusqu’au bouleversement et donner un autre sens subjectal, qui est celui du regard porté sur le monde. Ce qui nous intéresse le plus, c’est la lecture en tant que pratique d’interprétation placée au centre de l’énonciation.

Même si Ouellet parle de perception discursive, le rôle de la langue et du discours n’est pas pourtant primordial chez lui à notre goût. Pour notre part, nous voulons l’intégrer dans un ensemble de pratiques sémiotiques sur des objets (ou des phénomènes) sociaux. Au lieu donc de limiter la fonction de la langue et la pratique littéraire comme « excellent moyen d’observation du vaste champ des processus perceptifs » 199 , nous ajouterons et renforcerons le rôle de la perception qui n’est autre que faire avancer la signification. La perception n’est que la voie pour accéder au sens (caché, non pas superficiel et évident, nécessitant l’acte de la lecture) et pour aller plus loin.

Proposons un jeu de mot qui illustre assez bien notre propos, la présence peut être analysée ainsi : Avec le découpage de la lexie « présence », on obtient les syllabes : pré-sens-(ible). Nous avons ainsi pour une part, le « pré », qui correspond aux préconditions de la signification, et le « sens », qui montre que nous sommes déjà dans la signification. La présence est alors la précondition du sens, le préalable pour entrer au sein de la sémiosis. La présence est à la fois la partie sensible et cognitive de la sémiosis ; elle concerne aussi bien l’étape de la perception que celle de l’interprétation. Elle suit le parcours de la signification, de la phase préliminaire de la sémiosis, qui déclenche la phase de la lecture. La présence incarne au sein d’elle, les constituants, tels que l’esthésie, l’interprétation et la signification.

Comment pourrait-on alors définir la présence ? Tantôt comme force, et énergie, tantôt comme apparition, la présence n’est pas interprétable, mais est relative à l’identité de l’objet ou à la façon dont l’objet se présente (nous sommes dans le mode de l’apparaître), soit au niveau de l’interprétation par le sujet lecteur et au niveau de la perception dans le discours énonciatif. De cette manière, nous associons la notion de présence à des origines phéno-sémiotiques (Fontanille, Zilberberg et Ouellet) et à des théories sémiotiques du texte et du discours (Rastier, Geninasca, CADIR).

La corrélation de la présence avec l’affect (dimension sensible) et l’intellect (images mentales) contribue à une approche de la signification comme processus de l’expérience du sensible. Ce que nous nommons présence est en fin de compte l’oscillation interminable entre une tendance à l’excès et au débordement affectif d’une part et un ajustement cognitif et une quête d’équilibre d’autre part.

Notes
186.

OUELLET P., ibid. p. 31.

187.

Ibid. p.24.

188.

Ibid., pp.64-65.

189.

Ibid., p.49.

190.

Ibid., p.51

191.

Cf OUELLET P., Le sens de l’autre : éthique et esthétique, Montréal, Liber, 2003 : « L’anglais dit prégnant pour « enceinte », p.216.

192.

OUELLET P., La poétique du regard, op.cit., p.23.

193.

Ibid., p.50.

194.

Ibid., quatrième de couverture.

195.

Ibid., p.24.

196.

« Ce qui l’intéresse est surtout l’isomorphisme entre l’imagerie, support « de la reconnaissance du sens des énoncés linguistiques, et la perception sensorielle, qui laisse un héritage à nos représentations mentales les formes les plus prégnantes et les plus saillantes qui la caractérisent».

197.

Ibid., p.196.

198.

A ce sujet voir ci-dessous le lien entre socio-sémiotique et énonciation-lecture.

199.

Ibid., page 51.