Dans les chapitres précédents, nous avons examiné le statut de l’objet sémiotique en relation avec le sujet, la valeur, le monde naturel et la référence. Notre démarche avait pour but d’élaborer une sémiotique de l’objet à partir d’approches différentes appliquées à deux types de champs, à savoir le champ textuel (dimension verbale) et le champ visuel (dimension plastique). Au sein d’une sémiotique du texte, les questions de l’objet bénéficiaient d’un cadre théorique bien établi, mais peut-être parfois trop rigide. Nous avons souhaité apporter une certaine flexibilité en confrontant les théories existantes avec de nouveaux objets d’étude relevant d’une sémiotique plastique et en proposant une ouverture vers d’autres perspectives, notamment celle d’une socio-sémiotique. La projection de la question de l’objet sémiotique dans le contexte dynamique de l’énonciation et de la perception trouve un écho dans les problématiques actuelles autour du sensible et du cognitif ainsi que dans la problématique concernant l’articulation du continu et du discontinu.
L’objet a occupé une place privilégiée au sein des premiers travaux de sémiotique narrative, alors que le sujet a longtemps été considéré de manière marginale. Si l’on excepte les modalités et l’approche de Coquet, pour qui le sujet joue un rôle primordial, l’objet au sein de la sémiotique narrative a d’abord été étudié autour de la question de la valeur.
En intégrant l’affect au sein de la problématique des modes de perception, nous considérons l’objet à la fois comme entité perçue et conçue, et le sujet comme une instance qui réagit face aux modes d’apparition (les modes de présence) de l’objet. Ainsi, l’objet fait présence à un sujet qui est affecté par cette présence qui le frappe, et qui va alors effectuer l’acte de la lecture. Ce qui nous intéresse particulièrement c’est l’articulation de l’énonciation et de la perception (la question de la présence) dans une perspective d’élaboration d’une sémiotique de l’objet. Nous allons essayer d’explorer la dimension passionnelle de l’objet : l’objet sémiotique lié aux états d’âme, les synesthésies, et la polysensorialité en corrélation avec le sujet. Celui-ci est un être affecté qui procède à la quête du sens à l’intérieur du discours où il lui donne forme. La présence sera donc articulée avec la socio-sémiotique par le biais du discours. Le texte devient le point de rencontre, le lieu où l’objet se présente à un sujet-lecteur.
La mode en tant que terme générique sera actualisée par le vêtement, qui sera traité du point de vue des formes plastiques et éidetiques — qui seront pour leur part mises en relation avec les formes sémantiques (l’aspect visuel sera pris en charge par l’énonciation).
Le vêtement se manifeste au sein d’une institution : la haute couture. Sa communication est liée aux défilés très spectaculaires et aux créations particulièrement chères, destinées à une clientèle très élitiste 210 . Le prêt-à-porter représente une version plus démocratique de la mode. Ces dernières années, l’écart entre les deux institutions principales de l’industrie de la mode a diminué pour plusieurs raisons : a) les collections de prêt-à-porter aussi bien que celles de haute couture ont été mises en scène d’une façon très spectaculaire ; b) la diffusion télévisuelle a rendu accessible le spectacle de la haute couture à un public large et c) Yves Saint Laurent a quitté le monde de la couture 211 . D’après nous, malgré les affinités avec le prêt-à-porter et les crises passagères, la haute couture continue de jouer un rôle primordial au sein de l’industrie de la mode. Elle sert de vitrine pour le prêt-à-porter ou pour les autres produits dérivés (parfums, accessoires) de la marque. En même temps, la haute couture demeure un laboratoire d’idées et d’expérimentation nécessaires pour l’évolution de la mode. La diffusion télévisuelle 212 des défilés 213 rend accessible l’inaccessible et transmet le rêve et l’imaginaire des collections à un public plus large.
Landowski dans Présences de l’autre, souligne le caractère spectaculaire du vêtement de haute couture et résume ainsi le rôle de l’institution :
‘«Là, c’est à dire dans ce qui constitue l’espace de la mode par excellence, le phénomène apparaît comme articulé d’une façon très élémentaire qu’on ne retrouvera nulle part ailleurs : un groupe professionnel restreint de concepteurs et de fabricants s’adresse à la masse (toute relative) d’une clientèle, actuelle ou potentielle. Ici, c’est l’offre qui est reine : les professionnels, supposés avoir entièrement l’initiative, inventent des modèles et mettent au point les stratégies appropriées pour les faire accepter ; corrélativement, en face d’eux, on postule l’existence d’un public cible cantonné dans le rôle essentiellement passif d’un récepteur appelé à suivre les orientations qu’on lui propose » 214 .’Nous traiterons la dimension socio-sémiotique par les questions : a) du corps et b) de l’identité. Au-delà des instances spatio-temporelles, le corps constitue une entité sociale qui sera actualisée par le vêtement (l’habillement, le costume). Celui-ci jouera le rôle de l’intermédiaire du corps. La question de l’identité pour sa part concernera à la fois la sémiotique de l’objet et la question de l’identité des maisons. L’objet (de mode) est la marque de reconnaissance, la « carte d’identité » de la maison. La marque fournit des éléments de contenu (de sens) marqués par les représentations sociales, telles que les valeurs (par exemple l’élégance). Les objets de mode (vêtement) représentent des signifiants de ce contenu.
Voir à ce sujet : GRAU F., La haute couture, Que sais-je ?, PARIS, PUF, 2000. WAQUET D., et LAPORTE M., La mode, Paris, PUF, 1999. CASTAREDE J., Le luxe, Paris, PUF, 1992. NATTA M.-C., La mode, Paris, Ed. Economica, 1996.
Le départ a signalé une mise en cause fondamentale de la haute couture.
Des chaînes spécialisées (fashion-tv), les émissions télévisuelles (Paris Première, France 2) et des sites électroniques transmettent des défilés en intégralité.
A propos des défilés: « Avec les défilés de mode, le corps se trouve encore exposé publiquement. Cette fois, il n’est plus supplicié, raillé ou terrifiant, mais sublimé, magnifié, adulé. Le podium de défilé est un espace de représentation incitant à un voyeurisme total, à une scrutation intégrale. (…) En effet, le défilé a pour fonction d’offrir à son public immédiat, mais aussi par extension aux publics médiatiques, une visibilité maximale de ces corps offrent aux regards. (…) Un face à face est en effet impossible, entre d’une part des mannequins réduits à des corps qui s’offrent aux regards (en restant inaccessibles et intouchables) et un public précisément réduit à son regard ». (…) « La sveltesse et cette grande taille, alliées à la jeunesse, sont donc des « impératifs catégoriques », pour ambitionner devenir mannequin, et répondre aux exigences physiques de l’archétype. Ensuite, seulement, la beauté du visage, la démarche, la photogénie, le charme (notion bien évanescente) entreront en ligne de compte. Mais avant toute chose, le corps du top s’impose par une ostensible extériorité. Ce corps doit avoir quelque chose de monumental. Et le monument se caractérise d’abord par son extérieur ». (…) « Tel est le paradigme du corps parfait (…) : il suppose que le corps n’a plus d’intérieur. Comme un vêtement, il est totalement retourné vers l’extérieur, âme comprise. Parler d’âme ici n’a d’ailleurs plus de sens. Oui, le corps s’est creusé (…) Il s’est retourné. » (Sfez, 1997 : 55 ). Le corps, célébré, admiré, travaillé, perfectionné, vit un nouvel âge d’or, lointain écho des antiques olympiades». LARDELLIER P., « Le corps superlatif. La consécration médiatique des tops-models : Images et imaginaire sociaux du corps idéal », in Les images du corps, Champs visuels, no 7, Novembre 1997, Paris, L’Harmattan, pp.136-147.
LANDOWSKI E., Présences de l’autre, op.cit., p.146.