4. La dimension sociale de la mode

4.1. Le temps : un facteur social

Dans Présences de l’autre, Landowski présente la dimension politique de la mode, en tant que régulation du temps social. En impliquant les notions de rythme et de tempo dans sa problématique, il met en corrélation, certes d’un point de vue complètement différent, des questions qui préoccupent la sémiotique visuelle. Par rapport au temps et en particulier le temps présent nous retenons :

«A la limite, la mode n’est que changements de points de vue ; elle est à chaque instant le présent même, saisi dans sa formulation de ce « qui convient » hic et nunc, elle est un maintenant même, identifié à ce qui se dit ; et par là, elle est cela même que nous sommes en train de devenir en tant qu’acteurs de notre propre présent. Corrélativement, on comprend alors que changer de point de vue, de se sentir de son temps. A l’unisson avec ce qui se dit » 233 .

Et encore :

‘«Vivre ensemble dans un monde présent qui ait du sens. Fils du temps et de l’absence, du devenir et de la présence, de l’identité et de sa syntaxe (le brayage), avec, à la croisée de tout cela, des sujets en train de « vivre » — autrement dit, à la recherche d’eux-mêmes, en quête d’un sens à assigner à leur propre être au monde. C’est précisément de certaines des conditions d’émergence privilégiées de ce sens pour les sujets dont nous parle Simmel lorsque dans un de ses essais à notre connaissance encore peu exploités sur ce point précis. Il attire, en effet, notre attention sur cette sorte de culmination de la conscience sociale dont la mode apparaît comme la condition dans le cadre de la vie moderne : [ Se tenant constamment sur la ligne de partage des eaux entre le passé et l’avenir, la mode nous dispense, aussi longtemps qu’elle est à son sommet, un fort sentiment de présent, comme peu d’autres phénomènes en sont capables (simmel, p.101)] 234 .’

Nous constatons qu’avec la notion de temps vécu, Landowski insère l’expérience au sein de la signification, thèse qu’il approfondira dans son dernier ouvrage d’orientation socio-sémiotique consacré à l’expérience et au sensible (Passions sans Noms). L’expérience intersubjective qu’il évoque concerne aussi bien notre propre être au cours de son devenir, que notre position par rapport aux autres.

Notre thèse s’intéresse à la dimension plastique de l’objet-vêtement mais elle se focalise également sur la construction de l’objet à l’intérieur du discours, considéré comme un ensemble signifiant. Les différentes tensions sont gérées par l’acte de lecture et les différentes opérations interprétatives. Elle implique un objet à construire, considéré aussi bien dans sa dimension sensible (objet plastique) que dans sa dimension textuelle. La sémiotique de l’objet se retrouve au croisement du sensible, du discours et du social.

La mode est présentée comme capricieuse, imprévisible, changeante, instable, cyclique. L’oxymore mais aussi l’originalité de la mode réside précisément sur cette dualité tensive, système et procès, histoire et devenir : Un des concepts bicéphales de Saussure est celui de synchronie/diachronie. On le retrouve explicitement pour la première fois dans l’histoire du costume dans le travail de Kroeber et Richardson 235 , Three Centuries of Women’s Dress Fashion, dont la lecture avait vivement frappé Barthes.

L’interprétation que fait Barthes, c’est que sur la longue durée, la mode est un phénomène ordonné dont l’évolution est à la fois discontinue et endogène et quireste extérieur à l’histoire ; il ne s’agit donc que d’une simple périodicité diachronique, à moins toutefois, que le rythme de la mode ne change, ce qui ne paraît possible que sur une histoire de très longue durée. « De ce point de vue, les mesures de Kroeber semblent démontrer que le vêtement féminin change lentement dans ses proportions fondamentales, contrairement à l’idée reçue d’une mode instable et capricieuse » 236 , ce qui implique une évolution historique plutôt cyclique que linéaire.

Pour Barthes, la mode est un phénomène profondément régulier et systématique, situé à l’échelle de l’histoire. Quant à la question de la mode, comme phénomène non pas imprévisible et instable, mais au contraire comme un système fortement ordonné, les travaux récents de la sémiotique sur les tendances 237 articulent des effets rythmiques tant au plan de l’expression qu’au plan du contenu. Ils proposent ainsi une prévisibilité et un certain ordre, ce qui, d’une part, conforte le choix du nom système pour qualifier la mode, mais aussi confirme, d’autre part, son caractère évolutif et dynamique, propre à un procès.

Notes
233.

LANDOWSKI E., Présences de l’autre, op.cit., p.150.

234.

Ibid., p.151.

235.

KROEBER (A.L.) & RICHARDSON (J.). Three Centuries of Women’s Dress Fashion, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1940.

236.

BURGELIN O., « Barthes et le vêtement », in Le bleu est à la mode et autres articles, op.cit., p.207.

237.

cf. les travaux de CERIANI G.