4.3. Langage et habillement

La question du vêtement dans ses manifestations variées (costume, habillement, mode) est relative : a) au corps, b) à la pratique sociale et c) à l’esthétique.

La dimension sociale de la mode occupe une place primordiale dans la pensée de Barthes et notamment dans le lien qu’il fait entre le social, le langage et l’habillement.

La sémiotique doit son existence au contexte social et le social doit son statut signifiant à la sémiotique. Tout objet appartenant à un système organisé est « condamné » à être un objet signifiant, un objet qui dépasse son statut de ‘’chose’’. Les fonctions phénoménologiques et pragmatiques sont mises ainsi sous la dépendance de la fonction signifiante :

‘«La signification commence dès que l’objet est produit et consommé par une société d’hommes, dès qu’il est fabriqué, normalisé. (ex : les anciens soldats de la république romaine de se jetaient sur les épaules une couverture contre pour se protéger de la pluie, des intempéries, du vent, du froid. A ce moment-là évidemment le vêtement comme objet n’existait pas encore. Il n’avait pas de nom, il n’avait pas de sens. Il était réduit à un pur usage. Mais, à partir du jour où l’on a fendu les couvertures, où on les a traitées en séries, où on leur a donné une forme standardisée, on a été par la même obligé de leur trouver un nom, et ce vêtement innommé est devenu la « pénule », à partir de ce moment-là, la vague couverture est devenue le véhicule d’un sens, qui a été la celui de « militarité ». Tous les objets qui font partie de la société ont un sens» 243 .’

La mode, système d’ordre social, est projetée dans la perspective de tout objet culturel, qui ne peut qu’être objet de sens. Le social est ainsi synonyme du sémiotique pour Barthes. Nous pourrions donc dire qu’il fût l’un des précurseurs de la socio-sémiotique.

D’après Barthes, la mode fait partie des objets culturels qui doivent leur existence sémiotique au langage. Elle ne peut faire sens si elle n’est pas décrite, prise en charge par le langage. Notre recours à des textes pour construire l’objet de sens est justifié par cette thèse :

‘« Les ensembles d’objets ne signifient pas hors du langage lui-même (la mode n’existe qu’à travers le discours que l’on tient sur la mode). Ce qu’on dit se renverse instantanément sur ce qu’on porte et ce qu’on voit. Mini jupe = on en voit très peu : sur le plan de la réalité, ce n’est qu’un engouement particulier, mais ce trait rare est devenu rapidement l’objet d’un discours général, public, et c’est alors seulement qu’il a acquis une véritable consistance sociale et sémiologique » 244 .’

La mode devient donc le prétexte de rappeler le caractère social de la langue ou plus généralement du langage. En appliquant les concepts saussuriens de la langue et de la parole, il associe le langage et le vêtement 245 . Dans le système de la Mode, Barthes traite de la mode comme d’un système de signes, un langage. Dans l’optique de créer une grammaire de la mode, il applique à la lettre (découper et classer les unités, les règles de combinaison) les méthodes de la linguistique, sur un langage non articulé. En étendant dans un domaine autre que le langage articulé, il traite d’une part « la linguistique comme la science générale des significations, qui se diversifie en sémiotiques particulières selon les objets que rencontre le langage humain » 246 .

A l’instar du langage humain, terme générique, qui englobe la langue et la parole, le vêtement est le terme générique qui comprend le costume et l’habillement. Ceux-ci s’interdéfinissent par leur opposition, comme la langue et la parole chez Saussure. Nous obtenons les homologations suivantes : langage-vêtement, langue-costume et parole-habillement. Parmi les termes de la triade, Barthes opte incontestablement pour le langage-costume ou vêtement et exclut l’étude de l’habillement.

La mode a un double statut : à la fois système fortement codifié et axiologisé (valeurs), et proche du rien et du futile. En ce qui concerne cette dernière dimension, Barthes développe :

‘« Plus l’objet était mince et futile, plus il était facile de le posséder et de faire ressortir la méthode dont il n’est que le support ». (…) «Au début, il n’y a rien, le vêtement de mode n’existe pas, c’est une chose extrêmement futile et sans importance, et à la fin il y a un objet nouveau qui existe, et c’est l’analyse qui l’a constitué. C’est en cela qu’on peut parler de projet proprement poétique, c’est-à-dire qui fabrique un objet » 247 . ’

Et encore plus loin :

‘« Si l’on croit qu’il y a une passion historique de la signification, s’il y a vraiment une importante anthropologique du sens — et ça, ce n’est pas un objet futile —, et bien, cette passion du sens s’inscrit exemplairement à partir d’objets très proches du rien. Cela devrait faire partie d’un grand mouvement critique, d’une part, de dégonfler les objets apparemment importants, d’autre part, de montrer comment les hommes font du sens avec rien » 248 . ’
Notes
243.

BARTHES R., Sémantique de l'objet, Conférence prononcée à Venise, en septembre 1966, dans le cadre du colloque "L'Art et la culture dans la civilisation contemporaine", (in. Oeuvres complètes, t.II, 1962-1967, Paris, Seuil, 2002 pp.66-67.

244.

BARTHES R., « Sur le Système de la Mode et l’analyse structurale des récits » in Le bleu est à la mode cette année, op.cit., p.137.

245.

Influencé par Flügel, Barthes adopte l’aspect du vêtement comme fait de communication, et lui applique les concepts saussuriens de la langue et de la parole et fait des associations entre le langage et le vêtement ». BARTHES R., « Barthes et le vêtement », in Le bleu est à la mode cette année, et autres articles, op.cit., p.202.

246.

BARTHES R., « Entretien autour d’un poème scientifique », in Le bleu est à la mode cette année et autres articles, op.cit., p.169.

247.

BARTHES R., « Entretien autour d’un poème scientifique », in Le bleu est à la mode cette année, op. cit., p.172.

248.

Ibid., p.173.