4.4.1 Pour une sociologie de la mode : sociologie et identité

Landowski définit ainsi la mode :

‘«Deux définitions de la « mode » : A) La mode tiendra à apparaître comme un principe d’organisation sociale dont la fonction essentielle consiste tout au plus à classer : instance normatrice, la mode régularise l’évolution de codes de comportement différenciés, fournissant ainsi, à chaque instant aux groupes sociaux considérés un à un à des systèmes de signes qui contribuent à assurer à la fois la reconnaissance interne de leurs propres membres et leur distinction commune par rapport aux autres groupes. Cet aspect bien connu, particulièrement cher aux sociologues, ayant déjà été envisagé plus haut, rappelons seulement qu’une fois ainsi définie, la mode ne saurait permettre aux classes dont elle codifie les marques d’identification, que de se reproduire en reproduisant à chaque instant les rapports différentiels qui fondent négativement l’identité propre de chacune d’entre elles. B) En revanche, choisir d’employer le même vocabulaire pour désigner les processus proprement interactifs qui nous intéressent ici — c’est à dire ces modes qui par menus essais, négociations, répétitions et accumulations, se font, se constituent, s’inventent, se créent sous le régime de l’autorégulation —, cela revient à admettre que la mode, cette fois, produit de l’identité, des identités qui ne sont ni entièrement données par avance ni programmées par quiconque, mais qui se font (et se défont) au rythme même selon lequel se fait, se défait et se reconstitue à tout instant le sens de notre présence à nous-mêmes, individuellement et collectivement. A la fonction monotone de classification se superpose ou même se substitue en ce cas une dynamique de l’invention d’identités nouvelles, et, plutôt que la répétition du même, on commence alors à percevoir quelque chose comme le tempo, à la fois aléatoire et nécessaire, du changement » 249 .’

Les deux définitions sur la norme et le changement oscillent entre force créatrice et productrice et force qui sert à stabiliser et à identifier. Nous avons évoqué ci-dessus le rapport de la mode avec la notion du changement, qui met la mode dans la perspective de l’identité et du devenir. Landowski explique :

‘«Vouloir le changement, l’accepter, le vivre, le « désirer », ce n’est pas seulement prendre position devant les choses qui changent ou dont on voudrait qu’elles s’améliorent ; c’est aussi choisir une manière déterminée de vivre son propre devenir : c’est d’une certaine façon se mettre en condition de jouir du temps présent — quelle qu’en soit la dureté — en se saisissant soi-même comme immédiatement inscrit dans le mouvement du moment qui passe, comme partie prenante au déroulement d’une actualité vécue en commun avec autrui, et par là-même, aussi — ce qui n’est pas négligeable —, comme effectivement présent à soi-même. De ce point de vue, le changement, espéré, désiré, assumé, devient paradoxalement producteur d’identité. Y adhérer, ce n’est pas en ce cas «mourir un peu » en laissant partir, avec ce qui a été, une part du soi qui ne sera plus : c’est peut être bien au contraire, l’un des moyens les plus élémentaires d’affirmer son existence propre, autant au regard de soi-même que vis-à-vis d’autrui. C’est changer sinon la vie, en tout cas le sens de sa propre vie» 250 .’

Avec cette dernière phrase, nous constatons comment Landowski, rapproche l’idée de la mode du monde du sens, et de l’identité, sujets chers à une problématique d’orientation socio-sémiotique. Le changement, propre à la mode, à la fois fugace et constant, devient synonyme de l’identité, et par là de la signification. S’assumer, affirmer sa propre existence vis-à-vis d’autrui et vis-à-vis des autres et dans le flux du changement, faire sens en se différenciant aux autres et en s’identifiant par sa propre présence, sont des questions majeures pour la socio-sémiotique :

‘« Comment le moindre changement, qu’il se produise au dehors, dans l’espace naturel ou culturel environnant, ou au dedans même de soi, pourrait-il alors être saisi, en tant que vécu et comme faisant sens, sans postuler, chez eux qui le provoquent ou le subissent, la capacité de se saisir eux-mêmes, réflexivement, sur chacun des deux plans que nous venons de distinguer : à la fois comme des êtres qui, en profondeur, quoi qu’il arrive — quoi qu’il advienne à l’extérieur et quoi qu’ils deviennent en leur for intérieur —, resteront eux-mêmes dans leur « identité première, et en même temps pourtant, en surface, comme indéfiniment en train de devenir autres ? » 251 .’

Landowski se réfère à cette fonction de la mode qui consiste autant à masquer qu’à révéler les identités, qui revient aussi bien à jouer qu’à travestir :

‘« Les formes que la mode articule autant comme des masques que comme des révélateurs : si elles servent le plus souvent à dire les identités, d’un autre côté, elles peuvent à chaque instant se transformer en moyens de le travestir ou de les simuler. Invite au plaisir du travestissement, la mode apparaît surtout ou, d’abord, comme de l’ordre du ludique, prétexte à simulation, elle entre cependant aussi au service de visées moins désintéressées   tout le snobisme, de nouveau, est là, en tant que stratégie de promotion individuelle » 252 .’

La mode est l’instance qui spatialise et temporalise le corps social. De ce point de vue, la mode se présente comme un phénomène social qui scande le temps (social), et imprime un rythme à un devenir collectif :

‘« La mode spatialise les identités en les « temporalisant » (ou l’inverse) ». Ici, c’est effectivement le point de vue qui crée l’objet ou du moins qui lui donne sa signification. Perspective de type synchronique. C’est la mode qui paradigmatise l’espace : elle fournit aux usagers un ensemble de traits distinctifs dont la combinatoire assure une relative étanchéité entre des identités collectives qui, sans se confondre ni se mélanger, se partagent l’étendue du champ social» 253 . ’

Les normes 254 imposées par la mode sont pour leur part étroitement liées à la notion d’identité. Ses règles permettent à l’individu de se positionner par rapport aux autres tout en traçant son propre a-venir qui est en perpétuel changement :

‘« Se conformer à de telles règles, « faire ce qui se fait » — mieux, ce qui est supposé s’être toujours fait— équivaut alors à dire, en quelque sorte tautologiquement, qui l’on est : « Je suis celui qui est à cette place. » Par contre, la mode en tant que telle n’apparaît véritablement, comme mécanisme de repérage (et le cas échéant, aussi de brouillage) des identités, que du moment où l’on commence à avoir affaire à un contexte social suffisamment mouvant pour exclure ou en tout cas pour fausser les mécanismes de reconnaissance fondés sur la correspondance stricte entre les manières d’être et les positions qu’elles sont censées recouvrir » 255 .’

Il existe donc une tension entre les deux formes identitaires : à la fois, proche de la stabilité et d’autres fois, proche du changement, du bouleversement :

‘« Etre conforme dans une société en mouvement, ce n’est pas reproduire un modèle figé, qui par définition, apparaîtrait vite comme dépassé ; c’est au contraire savoir changer en mesure, au risque d’ailleurs de peut-être ne plus tout à fait s’y reconnaître soi-même dans certains cas. Jeu d’oppositions = un groupe social ne peut s’affirmer qu’en s’opposant non seulement, synchroniquement aux autres, mais aussi diachroniquement, à lui-même ? » 256 . ’

Notes
249.

LANDOWSKI E., Présences de l’autre, op.cit. p.149.

250.

LANDOWSKI E., Présences de l’autre, op.cit., p.115.

251.

Ibid., pp.126-127.

252.

Ibid., p. 119.

253.

Ibid., pp. 119-120.

254.

Ce rapprochement entre les règles et la norme nous rappele la Gestalt et la double fonction du discours : a) forme normative et b) force créative.

255.

LANDOWSKI E., Présences de l’autre, op.cit., p. 121.

256.

Ibid., p.122.