5. Présence et mode : vêtement et corps 264

Chez Semprini et beaucoup plus explicitement chez Berdlin, le corps s’intègre au sein de la socio-sémiotique. D’un autre point de vue, la mode est concernée par la question du corps à cause : a) de son rapport direct avec le corps et b) du fait que la mode est une instance sociale qui met en relation l’objet et le sujet.

Leroi-Gourhan 265 relie le corps avec le vêtement mais d’un point de vue plutôt technologique. Cette approche est reprise par Umberto Eco dans son traitement du vêtement en tant que prothèse 266 . Dans cette même optique, pourraient être ajoutées les dernières thèses de Zinna sur une sémiotique de l’objet centrée sur la technologie 267 .

Se vêtir, orner son corps constitue une pratique vestimentaire qui manifeste le contrôle social de l’apparence, gestion des impressions induites chez autrui et relation à soi» 268 . Pour Fischer le vêtement est une « deuxième peau, exprimant symboliquement la socialisation du corps humain, par sa subordination à certains codes sociaux » 269 . Quant aux diktats de la mode et à l’appartenance du corps au sein d’un groupe social, Descamps 270 postule que « tout vêtement est un uniforme qui n’a de sens que par rapport à un groupe, et par lequel l’individu ne peut rien traduire de personnel, sinon par le biais de son appartenance à un groupe social ». Il reste ainsi sceptique envers le rôle du vêtement en tant que révélateur de la personnalité et accentue les prescriptions sociales sous la forme des codes vestimentaires auxquels l’individu doit se conformer afin d’adhérer à un groupe social. Dans « Les Séductions du rien » in l’entre deux de la mode, le vêtement apparaît comme double du corps. Loin de la conception du vêtement-enveloppe, le vêtement est rapporté à l’image d’une statue creuse 271 qui « si on le voulait, pourrait bien même se passer de contenu» 272 . Le vêtement par analogie avec le corps sur le plan de l’expression, ne dévoile rien sur l’identité (plan du contenu).

Dans l’optique du vêtement par analogie avec le corps : «la mode invite à l’adoption de modèles vestimentaires qui, tout en soustrayant le plus possible l’épiderme à la vue et au toucher, renvoient idéalement la surface corporelle à une profondeur insondable ; ce qui revient à dire : « Le plus profond, c’est la peau », selon l’affirmation oxymorique en soi de Paul Valéry » 273 . Le lien entre le corps, la peau et l’imaginaire vestimentaire sont développés par Anzieu 274 , dans sa théorie du « Moi-peau ». Le vêtement sous l’aspect du mouvement, de la couleur et de la matière, est une entité qui convoque tous les sens et « fait office de barrière séparant l’intérieur de l’extérieur » 275 .Un bref résumé de la façon dont la littérature traite le rapport du corps et du vêtement est donné dans, ainsi :

‘«Dans son essai De la mode (1858) Théophile Gautier, faisant implicitement référence à ce qui avait déjà été suggéré par Condorcet (le vêtement comme trait distinctif de l’homme par rapport à l’animal) et par Hegel (le vêtement qui confère un sens au corps), traite le thème de la mode en tant qu’élément indispensable pour la représentabilité/visibilité du corps en ayant recours à la métaphore de la peau. De même que Gustave Flaubert dans Salammbô (1862) mettra en lumière le caractère méconnaissable du corps écorché de Mâtho pour suggérer l’unique vérité qu’il renvoie la forme anatomique à la dimension de l’illisibilité, conçoit le vêtement comme une peau identitaire » 276 . ’

La sociologue Elzingre accentue le rapport entre le corps, l’art et la dimension sociale :

‘« Le vêtement de luxe a pris une grande importance et s’est diversifié. Il réclame de nos jours une image absolument nouvelle, afin de communiquer ses qualités. Aujourd’hui où les manières, l’étiquette n’existent pour ainsi dire plus ou pour dire la distinction et la civilité, le corps habillé dans la mode est plus que jamais un modèle. Un mélange des arts est nécessaire : photographie, musique, art du geste et de la scène pour communiquer la distinction. Le triomphe du corps habillé, séducteur, présenté dans une très grande complétude humaine est en lui-même un art renouvelé, et une construction de socialisation » 277 . ’

Du côté de la sémiotique, Barthes dans son article « La mode et les sciences humaines » rappelle l’approche psychanalytique sur le corps et la névrose aussi bien que les rapports humains dans la société:

‘« Ce qui est en cause à travers le vêtement, c’est une certaine signification du corps, de la personne. Hegel disait que le vêtement rendait le corps signifiant et qu’il permettait par conséquent de passer du simple sensible à la signification. (…) l’habillement fonctionnait pour l’homme comme une sorte de névrose, car en un même temps il cache et affiche le corps, exactement comme la névrose masque et découvre ce que la personne ne veut pas dire en élaborant des symptômes ou des symboles. Le vêtement serait en quelque sorte analogue au phénomène qui révèle nos sentiments lorsque nous rougissons par pudeur ; notre visage rougit, nous cachons notre gêne au moment où nous l’affichons » 278 . ’

Plus précisément sur le corps, la nudité et le vêtement, Barthes développe dans son article « Encore le corps » :

‘«Le corps-vêtement s’indifférencie, mais en même temps on peut dire qu’il se libère, que le corps se libère du vêtement. La nudité réapparaît, et elle réapparaît non seulement dans la souplesse, la décontraction du vêtement, le fait qu’il s’ouvre, que nous avons de plus en plus affaire à des vêtements qui s’ouvrent facilement, qui n’enferment pas le corps.  (…) On voit là l’élaboration de tout un système qui vise à souligner et à signifier la nudité ; et nous retrouvons la proposition de Hegel, à savoir que le vêtement ou même, dans certains cas, l’absence contrôlée, surveillée, de vêtement, a pour fonction de signifier le nouveau corps, le corps moderne » 279 .’

Même si Barthes insiste sur la non importance de l’étude de l’habillement, au profit du vêtement écrit, en privilégiant ainsi le linguistique par rapport au visuel et à la pratique (par ex l’habillement), avec ses multiples références au corps, il implique indirectement l’habillement (ex le corps vêtu). En oubliant ainsi la version écrite du vêtement, il n’arrive pas à échapper à la dimension visuelle et pratique du vêtement, qui n’est autre que le corps. Celui-ci devient alors le signifié par excellence du vêtement, comme remarque Barthes quand il cite Hegel :

‘« Quant au corps humain, Hegel avait déjà suggéré qu’il était dans un rapport de signification avec le vêtement : comme sensible pur, le corps ne peut signifier ; le vêtement assure le passage du sensible au sens ; (note de bas de page : « C’est le vêtement qui donne à l’attitude tout son relief et il doit, pour cette raison, être considéré plutôt comment un avantage, en ce sens qu’il nous soustrait (Hegel, Esthétique, Paris, Aubier, 1944, tome III, 1ère partie, p.147). Il est, si l’on veut, le signifié par excellence» 280 .’

L’auteur du Système de la mode fait un lien entre le corps et la dimension sociale. Il accorde une importance majeure au vêtement. Celui-ci est considéré comme une manifestation sociale très intense et socialement codée :

‘« La mode de luxe aujourd’hui signale un tournant social, elle apporte une nouvelle socialisation du corps habillé. Elle nous fait assister à un renouveau, un enrichissement, avec l’assomption de la ligne et celle de la figure : corps, comme figure composée dans l’image avec le mouvement et, au-delà du mouvement, avec le geste, l’expression. Trente-cinq ans après les débuts d’une période de grands changements vestimentaires, (…) le corps humain paré, présenté par les artistes de la mode, lui, fait seulement aujourd’hui ses premiers pas, animés et rythmés» 281 .’

Dans le Système de la Mode, Barthes considère le corps sous trois dimensions : a) le corps de la « cover girl », b) le corps à la « Mode » et c) le corps transformé. La première catégorie du corps, qui est une sorte de « corps idéal incarné », symbolise le « corps déformé », n’est qu’une forme pure et renvoie au vêtement lui-même 282 . Le passage à la deuxième catégorie s’actualise avec le corps mis en situation, à l’aide de la photographie de mode :

‘« Si l’on cite cette solution (en dépit de la règle terminologique), c’est qu’il semble bien que le journal de Mode éprouve un scrupule croissant à accepter telle quelle l’abstraction de la cover-girl : on le voit de plus en plus photographier le corps « en situation », c'est-à-dire adjoindre à la représentation pure de la structure une rhétorique de gestes et de mines destinée à donner du corps une version spectaculairement empirique (cover-girl en voyage, au coin du feu, etc.) : l’événement menace de plus en plus la structure. C’est ce qu’on voit bien dans les deux autres traitements du corps de Mode, qui sont, eux, proprement verbaux » 283 .’

Le troisième type de vêtement dévoile le pouvoir de la Mode, qui consiste en la transformation du corps par le vêtement :

‘« La troisième solution consiste à aménager le vêtement de telle sorte qu’il transforme le corps réel et parvienne à lui faire signifier le corps idéal de la Mode : allonger, gonfler, amenuiser, grossir, diminuer, affirmer, par ces artifices, la Mode affirme qu’elle peut soumettre n’importe quel événement (n’importe quel corps réel) à la structure [quel événement (n’importe quel corps réel) à la structure] qu’elle a postulée (la Mode de l’année) ; cette solution exprime un certain sentiment de puissance : la Mode peut convertir n’importe quel sensible dans le signe qu’elle a choisi, son pouvoir de signification est illimité» 284 .’

Cette typologie des formes corporelles rapproche le corps idéal et inaccessible, corps rêvé du mannequin, avec le corps réel et imparfait de la lectrice de Mode, par l’intermédiaire du corps photographié. Si le corps du mannequin est présenté en tant que déformé (donc imparfait), le corps de la lectrice devient potentiellement sublimé, grâce à sa transformation due à la mode. Donc le corps même de la femme est un corps idéal en devenir, ce qui implique la lectrice énonciataire comme spectateur du défilé de mode, et par conséquent la question de l’énonciation.

Plus loin dans ce même article, Barthes se réfère à la mise en spectacle du corps en tant que stratégie de séduction, et implique la nécessité du spectacle en tant qu’extension du corps nu :

‘« Ce qui est donné en spectacle, c’est une sorte d’aliment érotique ; et, en général, les spectacles vont de plus en plus vers une extension du corps nu. Il y a maintenant des spectacles de corps nus, ce sont des spectacles à la limite de l’érotisme et de la pornographie, le strip-tease » 285 .’

Le dilemme entre l’habillement et le costume, en tant qu’objet d’étude est finalement un faux dilemme car Barthes dit que plutôt que de mettre l’accent sur le vêtement ou le corps, il serait plus intéressant de parler d’une attitude, d’une manière de faire. Nous prolongeons de notre côté cette réflexion et nous parlons d’une mise en scène du corps, d’un acte et d’une mise en situation :

‘« Si nous revenons à la question des idées de la beauté et de la socialisation par l’image du corps et des attitudes, il est frappant de se rappeler que le peintre Paul Delvaux a ainsi résumé son œuvre : la femme sera pour lui une « attitude », « une manière de tenir son corps ». Sur les toiles du peintre, les femmes sont nues ou habillées, et chaque détail corporel, chaque détail des postures, des vêtements, des physionomies, confère à l’œuvre sa profondeur, sa force poétique » 286 . ’

« Tenir son corps », se tenir de telle ou telle façon, fait donc partie des codes de l’apparence et de la séduction qui s’insèrent dans la création des styles vestimentaires.

‘« On constate avec grand intérêt que la force d’influence des modèles dominants a été telle qu’elle a complètement asservi l’image de mode par un unique style de présentation de l’élégance. Pendant très longtemps et jusqu’à il y a trente ans environ, vers 1960, ce fut celle d’un corps posé, rigide, « gelé ». » 287 .’

Pour Fontanille 288 , une sémiotique de la mode est à envisager dans le cadre de la sémiotique des objets, tant sous forme de prothèse que sous forme d’enveloppes :

‘« si on doit repenser la “catégorisation” du vêtement, indépendamment (1) des vocabulaires de motifs figuratifs, et (2) indépendamment des isotopies connotatives de l’organisation sexuée et sociale sous-jacente, alors quel sera le point de départ ?
* comme pour toute sémiotique plastique, une logique du sensible et de l’esthésie
* et par conséquent, inéluctablement, une sémiotique du corps, dans la mesure où les premiers contenus sémantiques imaginables pour le vêtement, avant toute connotation sociale,\ culturelle, esthétique, ou éthique, sont fournis par son rapport au corps.
- Dans cette perspective, le vêtement est une variété de cette grande classe de figures sémiotiques que sont les “enveloppes” des corps-actants, soumises aux propriétés canoniques et aux opérations de transformations figuratives propres à ces “enveloppes”.
- la relation avec une sémiotique des objets : le passage d’une praxéologie (une “technologie” dit Barthes) à une sémiotique, qui impliquerait un parcours génératif du plan de l’expression ;
- la question de la relation au corps renvoie alors à une sémiotique des objets (objets techniques et objets du quotidien) ; les actants-objets, traités comme des corps-actants, sont dotés d’interfaces où sont inscrites, comme le sont les écritures sur leur support, les empreintes et les figures significatives de leurs interactions avec le monde extérieur, et notamment des modalités de la relation entre leur structure interne et ce monde extérieur». ’

D’après nous, le vêtement est relatif au corps pour trois raisons principales : a) son analogie avec le corps 289 , b) sa fonction de destinataire (pratique destinée à être portée); le vêtement est destiné à être porté (le corps habillé), et c) la limite entre le corps et le vêtement : Les modalités épistémiques du vouloir cacher, ou même du vouloir dévoiler sont relatives à cette dernière dimension.

La présence est d’ailleurs abordée par les modalités du cacher-montrer créant une tension phorique (corrélée aux degrés de présence), ce qui révèle les stratégies de séduction de chaque maison de couture. Nous introduisons ici la notion de corps (par l’intermédiaire de la nudité) à la présence qui se trouve ainsi automatiquement liée à l’affect pathémique. Le vêtement destiné à être vu sollicite aussi nos affects par des jeux d’empathie aussi bien que par des jeux d’imaginaire du corps (corps vs défilé vs placard) qui sont articulés sur le mode du secret. Les catégories sémantiques qui sont directement associées au vêtement (comme, par exemple, la beauté) pourraient magnifier, voire troubler le sujet, dans le processus de lecture (discours verbal) en corrélation avec la dimension plastique qui touche ses sens.

Le vêtement et inévitablement la question du corps et de la femme sont intégrés dans une pratique nécessitant une mise en situation et qui n’est autre que le défilé. Le défilé concerne la mise en spectacle et est inévitablement corrélé à la haute couture. La mode est un terme générique, qui accepte plusieurs définitions : la différence entre le prêt-à-porter et la haute couture est basée sur le fait que la haute couture est définie par le spectaculaire, le luxe et le style parisien.

Notes
264.

Hegel différencie le corps de l’habillement moderne. Celui-ci est sous la dominance du corps et contrairement à l’habillement antique, il s’éloigne du type idéal qui convient aux œuvres de la sculpture : « Aussi les vêtements des anciens ne sont supportés par le corps et modifiés par sa pose qu’autant que cela leur est nécessaire pour ne pas tomber. Car autre chose est le corps, autre chose l’habillement qui, par conséquent, doit conserver ses droits et apparaître dans sa liberté », HEGEL G., Esthétique : textes choisis par Claude KHODOSS, Paris, PUF, (1953) 12e édition 1988, p.53.

Une approche à l’opposé semble être soutenue par Martine Elzingre. La sociologue retrouve des qualités des traits anciens dans le vêtement féminin actuel : « Le vêtement féminin a gardé les traits anciens de ces façons de couvrir et d’embellir le corps, traits devenus au fur et à mesure de plus en plus abstraits, et qui sont davantage que des « suppléments de charme ». C’est le cas du serrage et du coffrage du buste » (ELZINGRE M., Femmes habillées. La mode de luxe, styles et images, Paris, Austral, 1996, p. 85.

265.

LEROI-GOURHAN A., L’homme et la matière, Paris, Albin, Michel, 1943. LEROI-GOURHAN A., Milieu et technique, Paris, Albin, Michel, 1945.

266.

CHALEVELAKI M., « Le vêtement : une prothèse esthétique », op.cit.

267.

ZINNA A., « L’objet et ses interfaces », in Les objets au quotidien, FONTANILLE J., & ZINNA A. (sous la direction), 2005, pp. 161-192,

268.

MAISONNEUVE J., et BRUCHON-SCHWEITZER, Le corps et la beauté, Paris, PUF, « Que sais-je? », 1999, p. 79.

269.

ibid., p. 80.

270.

Ibid. p.84.

271.

Sous un angle différent cf. notre article sur le vêtement-prothèses de Judith Shea (CHALEVELAKI M., op. cit.)

272.

BOTTIROLI G., « Les séductions du rien » in L’entre-deux de la mode, FRANCHI F., et MONNEYRON, F., (dir), Paris, Harmattan, 2004, p.146.

273.

FRANCHI F., « L’épiderme de la mode », in L’entre-deux de la mode, op.cit., p.173.

274.

ANZIEU D., Le Moi-Peau, Paris, Dunod, 1985.

275.

Ibid., p.174.

276.

FRANCHI F., « L’épiderme de la mode », in L’entre-deux de la mode, op.cit., p.179.

277.

ELZINGRE M., op.cit, p.161.

278.

BARTHES R., « La mode et les sciences humaines » in Le bleu est à la mode cette année et autres articles, op.cit., pp.111-112.

279.

BARTHES R., «Encore le corps » in Le bleu est à la mode cette année, p.180.

280.

BARTHES R., Système de la mode, op.cit., p.288.

281.

Ibid., p.156.

282.

BARTHES R., Système de la mode, op.cit., p.289.

283.

Idem.

284.

BARTHES R., Système de la mode, op.cit., p.290.

285.

Ibid. p. 183.

286.

ELZINGRE M., op.cit., p.87.

287.

Ibid., p.88.

288.

Cf.FONTANILLE J., communication orale lors de la journée d’études, le 8 février 2002 et présentation du premier numéro de la revue latino-américaine de sémiotique deSignis.

289.

La question de l’enveloppe et du corps aussi bien que du vêtement concernent l’aspect social : « Il possède cette qualité de naître de l’intérieur de la forme. Dans cette enveloppe, le corps montre à la fois une protection totale, et l’absence totale de protection. (…) La nudité est au plus près de cette enveloppe mais elle devient socialisée », BARTHES R., Système de la mode, op. cit., p. 153.