6. Présence et objet : approche socio-sémiotique

Jusqu’à présent, nous avons étudié la place de l’objet au sein de la sémiotique greimassienne et post-greimassienne. A partir de ce chapitre, nous nous focaliserons sur une problématique que nous avons déjà développée : la présence de l’objet en tant qu’objet socio-sémiotique. Nous avons conçu la présence comme articulation, comme un temps de tension entre l’affect, le surplus et la phorie d’une part, et le sens en termes de sens commun (le sens cognitif) d’autre part. C’est à l’intérieur du texte que se situe Le lieu d’action dans lequel se produit la présence. Le texte est le «canevas» sur lequel s’impriment les formes affectives et les formes de la phorie (de la présence).

Le sujet dans son rôle de lecteur intervient en tant qu’être perceptif, sensible et cognitif, pris en charge par l’énonciation et la mise en discours. A ce niveau d’articulation de l’énonciation et de la perception, nous constatons que le sujet est caractérisé par son état thymique, proprioceptif et mental (-cognitif). L’ensemble de ses expériences aussi bien que ses compétences de lecteur sont convoquées une fois que le mécanisme de l’interprétation est déclenché.

L’ouvrage collectif Les objets au quotidien consacré à l’objet du quotidien montre une dimension socio-esthétique, qui s’étend du monde du marketing (Erik Bertin), au monde des prothèses. Nous insisterons ici sur l’article de Fontanille qui intègre les différents niveaux de pertinence ainsi que la notion de rhétorique dans la construction de l’objet. Fontanille propose des niveaux pertinents qui concernent le plan de l’expression ; une sorte de parcours génératif du plan de l’expression qui s’appuie : «sur les modes du sensible, sur l’apparaître phénoménal et sa schématisation en formes sémiotiques» 290 .

Il établit ainsi une hiérarchie des sémiotiques-objets, construite de la manière suivante : «l’organisation hiérarchique du parcours implique donc un mode d’intégration progressif canonique : les textes intègrent les figures, les objets intègrent les textes, les pratiques intègrent les objets, etc. Ce parcours ascendant est canonique, mais il peut comporter des syncopes, ou faire place à des mouvements d’intégration descendante» 291 .

L’ensemble de l’édifice sémiotique est centré autour du plan de l’expression :

‘«Ces quelques suggestions, concernant le plan de l’expression, doivent pour finir être rapportées à la visée principale de toute analyse sémiotique : la mise en relation avec un plan du contenu. A chaque niveau de pertinence, comme on l’a vu dans les quelques exemples évoqués ci-dessus, les analyses figuratives, axiologiques, modales, actantielles ou passionnelles fournissent les articulations signifiantes aussi bien de l’objet, de la pratique ou de la forme de vie que du texte» 292 . ’

Dans notre thèse, l’objet est envisagé dans une perspective qui n’est pas décomposée en différents paliers comme c’est le cas chez Fontanille, mais est projeté dans une logique d’ensemble dans lequel le discours est envisagé en tant que système autogéré par la Gestalt, qui conditionne et qui est, elle-même, conditionnée par le discours, l’objet et le sujet. L’aspect pratique (expérience vécue) est assuré par l’expérience liée au corps et celle qui est liée au texte. L’énoncé verbal ou visuel n’est d’ailleurs que le produit segmenté, résultat concret de l’acte énonciatif. Si la rhétorique sert de base pour l’édifice de l’objet, elle concerne d’après nous le discours dans son ensemble : la fonction métaphorique ou rhétorique du discours et le décalage entre norme et déformation du sens commun.

Nous allons examiner notre objet en tant qu’objet socio-sémiotique dans le triple rapport : objet, discours et sujet. Nous nous intéresserons au passage de l’objet esthésique à un objet socio-sémiotique. L’objet en interaction avec le sujet affecté par le sensible est mis ainsi en relation avec la socio-sémiotique. Nous allons définir la nature du vêtement de haute couture. L’objet de notre thèse (analysé dans la partie suivante), le vêtement de luxe, tel qu’il est présenté dans le rituel des défilés, illustre bien, selon nous, notre problématique sur l’énonciation et l’interprétation, entre sémiotique interprétative et sémiotique tensive.

Plus précisément, nous allons examiner notre objet, le vêtement de haute couture présenté dans les collections, en tant qu’objet socio-sémiotique. Semprini dans son ouvrage L’objet comme procès et comme action définit ainsi l’approche socio-sémiotique :

‘« proximité socio-sémiotique pour les objets : d’une part, côté sociologie, ils sont par définition insérés à plusieurs titres dans le flux social et ont un rôle fondamental dans la détermination des situations et des relations entre membres. D’autre part, côté sémiotique, leur nature textuelle et discursive nous paraît particulièrement évidente 293 » 294 .

Le discours s’intègre dans la perspective sociale, considérée comme une pratique. La pratique est une notion clé chez Semprini, qui fait le lien entre l’aspect sémiotique et l’aspect social :

‘« La compétence discursive (Greimas et Courtes, 1997 : 392) n’est plus dans cette logique, l’affaire d’une reconstruction ou d’une description de la part de l’analyste, elle est, elle aussi, un faire qui se construit dans l’interaction, une émergence endogène qui détermine réflexivement son statut et les conditions de son faire. La compétence discursive devient, elle aussi, un problème sociologique pratique » 295 .

Le vêtement (objet) se présente dans les collections (discours) de haute couture. Nous l’étudierons dans un double statut : a) « sémiologique », c’est-à-dire avec des fonctions « sémiologiques » : les sèmes et les valeurs, b) tensif et sensible (rythme, tempo). Les « collections-discours » sont un flux d’énergie où l’association des éléments du niveau « sémiologique » (sèmes) crée des effets de présence. L’identité de chaque marque est définie par sa gestion spécifique des effets phoriques. Chaque marque organise autrement les jeux de tension et se différencie ainsi des autres.

Grâce à l’élasticité du discours, le lecteur 296 intervient pour réguler les effets de présence et rétablir les conditions d’une bonne lisibilité-visibilité de la « collection-discours ».

Nous avons choisi de traiter l’espace tensif et modulaire (collection) selon deux approches théoriques différentes. La première est la sémiotique tensive (effets tensifs), proche de l’aspect sensible (présence-excès). Ainsi, la mode et la marque seront traitées des points de vue sensible et phorique. L’autre est la sémantique interprétative qui se rapproche de la Gestalt.

L’objet est traité dans sa dimension polysémiotique, à la fois comme une construction textuelle et plastique.

La manifestation verbale (issue du discours des journaux spécialisés) déterminera la terminologie des valeurs qui caractérisent chaque maison de couture. Nous allons étudier la morphologie de ces valeurs et les règles de combinaisons et de transformation des relations. La collection-discours devient dans le discours de presse une sémiotique-objet empirique. Celle-ci élabore un dispositif de valeurs constituant le plan du contenu (sémantique) et qui sera traité ensuite du point de vue plastique (plan de l’expression). Ces questions seront abordées dans le premier chapitre de la partie analyse.

Le niveau plastique, traité dans les deuxième et troisième chapitres de la partie analyse, fournira le plan de l’expression des valeurs (qui sont sur le plan du contenu), comme nous l’avons expliqué précédemment. Le plastique sera examiné dans sa dimension plastique proprement dite (couleurs, formes) et tensive 297 . L’étude du rythme, du point de vue de la sémiotique tensive et de celui de la sémantique interprétative, soulignera la complémentarité des deux approches théoriques.

Les analyses seront effectuées sur une segmentation de la collection-discours, qui sera ainsi textualisée 298 . Nous avons défini le discours comme un ensemble signifiant, un « tout ». Sa manifestation concrète et analysable est le texte. L’objet acquiert une présence sémiotique, lorsqu’il est intégré dans un texte, c'est-à-dire dans un contexte structural et socio-culturel.

La marque est un macro-signe. Elle se construit en termes d’association de valeurs et de sèmes et de leurs différents niveaux d’hiérarchie. Notre approche qui consiste à aborder la mode (et la marque) en termes de présence donne, il nous semble, un nouvel élan à la socio-sémiotique.

Notes
290.

FONTANILLE J., « Post-face : Signes, textes, objets, situations et formes de vie : les niveaux de pertinence sémiotique », in Les objets au quotidien, op.cit., p.195.

291.

Ibid., p.202.

292.

Ibid., pp.202-203.

293.

Nous soulignons

294.

SEMPRINI A., L’objet comme procès et comme action, op.cit., p.164.

295.

Ibid., p.166.

296.

«En disant que le sens du texte est immanent, non au texte, mais à la pratique d’interprétation, nous reconnaissons que chaque lecture, «savante» ou non, trace un parcours interprétatif qui correspond à l’horizon du lecteur. La sémantique des textes propose une description des parcours interprétatifs. Le sens actuel du texte n’est qu’une de ses actualisations, en d’autres termes l’ensemble des horizons possibles ». RASTIER F., «Herméneutique matérielle et sémantique des textes», in Herméneutique : textes, sciences, Salanskis JEan-Michel, Rastier François et Ruth Scheps (éds), Paris, PUF , 1997, pp.119-148.

297.

La tensivité se manifeste à l’intérieur du niveau plastique ainsi que dans la dynamique de discours.

298.

A propos des propriétés du texte, voir Floch (Sémiotique, Marketing et communication, Paris, PUF, 1990), Lotman J., (La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973), et Semprini (L’objet comme procès et comme action, op.cit.,).