5.2. Force et orientation des valeurs (rapport global-local)

Nous avons constaté que les valeurs identitaires sont configurées par rapport à un dispositif de catégories qui se juxtaposent au sein d’une marque. Ces catégories peuvent être issues de la mode ou en être extérieures.

Au-delà des valeurs sélectionnées, ce qui importe c’est l’orientation, la syntaxe ou la construction que chaque marque en fait. Nous imaginons qu’au centre de chaque marque, il existe un dispositif de valeurs (configuration sémantique) responsable de l’agencement des valeurs. Cette configuration sémantique surdétermine l’ensemble des valeurs de la marque. Les catégories sémantiques qui servent de valeurs générales ou communes au domaine de la haute couture se trouvent à la périphérie (niveau global) et celles qui sont propres à une maison se positionnent au niveau local. Nous avons remarqué que l’orientation du traitement par certaines marques s’effectue du centre vers la périphérie, et que d’autres effectuent un traitement en sens inverse. Nous appellerons centripète, le cas de l’orientation d’une valeur de la périphérie vers le centre, c'est-à-dire des valeurs du niveau global (isotopies génériques) vers le niveau local (isotopies spécifiques). Nous appellerons centrifuge l’orientation d’une valeur du centre (niveau local-isotopie spécifique) vers la périphérie (niveau global-isotopies génériques).

Chez Ungaro par exemple, la force des valeurs est centrifuge. La catégorie spatiale qui n’appartient pas au dispositif des valeurs de la haute couture détermine l’ensemble des autres valeurs.

Chez Lacroix, le sème /douceur/ régit les autres valeurs dérivant de l’isotopie générique. Nous sommes également face à un cas de force centrifuge.

Chez Valentino, les valeurs qui lui sont spécifiques sont les valeurs propres à la haute couture (élégance, chic et féminité). Nous constatons donc une orientation centripète.

Chez Dior, la direction des valeurs est centripète. La conceptualisation et l’innovation, propres à son style, démontrent son originalité et témoignent de son approche de la haute couture en tant que laboratoire d’idées. Les valeurs critiques ne sont pas certes directement liées à la typologie des valeurs de la haute couture, mais expriment suffisamment le caractère de la haute couture.

Chez Givenchy, les catégories sémantiques déterminantes (/élégance/) sont corrélées aux catégories sémantiques de la haute couture. La force de ces valeurs est donc centripète.

Chez Gaultier, l’orientation des valeurs peut être qualifiée tantôt comme centripète, tantôt comme centrifuge. Le décalage et l’humour, dissociés directement avec les valeurs de la haute couture déterminent le style de la maison et ont une orientation centrifuge. Ici, les autres valeurs spécifiques de la haute couture sont ajustées et précisées au niveau local.

Mais les valeurs de la marque peuvent aussi être qualifiées de centripètes, du fait de la rigueur de la coupe et de la couture.

Enfin, chez Versace les valeurs limites qui surdéfinissent les autres catégories sémantiques dérivent du domaine de la haute couture. Par conséquent la force des valeurs est centripète.

Nous pourrions conclure que les maisons dont la direction des valeurs est centrifuge ont un style particulier très prononcé et une attitude plus «révolutionnaire » (due à une certaine prise de risque) et inversement que la force centripète peut témoigner d’une fidélité aux valeurs traditionnelles de la haute couture et d’une approche plus « traditionnelle ». Il est intéressant de noter que même si Dior et Versace, par exemple, peuvent en apparence être considérés comme des maisons « révolutionnaires » à cause de leur profil hyperbolique, la détermination de leurs valeurs par la haute couture atténue les effets excessifs et les risques de débordement.

Une autre distinction se dégage aussi. Les forces centripètes sont autoréférentielles (les maisons sont tournées vers elles mêmes), tandis que les forces centrifuges sont réflexives (les maisons sont tournées vers les autres).

Le maintien de l’identité est évident pour les maisons à force centripète qui nourrissent par contre un risque de manque de renouvellement, ce dernier devant être constant. A l’inverse, le renouvellement est évident pour les maisons à force centrifuge qui peuvent rencontrer de difficultés de maintien d’identité, mais aussi vis-à-vis des valeurs de la haute couture pouvant être en conflit avec leurs propres valeurs. Comment conjuguer des valeurs de douceur et d’enfance, propres au style de la maison, avec un style plus dynamique et agressif dicté par l’époque?

La juxtaposition et l’orientation des valeurs au sein de chaque marque donnent un cadre particulier de gestion de la présence.

L’effet de présence est provoqué par un décalage entre certaines valeurs ou par un sentiment du surplus ou d’au-delà. La présence est comme nous l’avons déjà souligné 390 le résultat de l’excès. Il s’agit de faire présence dans un monde qui a du sens. Afin d’être saisi, le sens doit avoir une bonne forme. Mais pour que le sujet soit touché, quelque chose doit déraper par rapport à la norme. Pour faire sens, il doit y avoir du non-sens ou au moins dépassement du sens commun.

La phorie se place à côté de l’au-delà qui nous submerge. Si la présence, l’hyperbole et l’excès fonctionnent avec la haute couture, les normes de la bonne forme doivent aussi pouvoir s’y ajuster.

Les multiples catégories juxtaposées fonctionnent comme des opérateurs qui rétablissent l’équilibre mis en jeu par la tendance de la couture à l’hyperbole. L’extravagance par exemple, sème inhérent de la haute couture, sera modérée par le rythme tensif des différents degrés d’intensité et des orientations vers des catégories moins marquées à l’intérieur du discours.

Ainsi est constituée, pour chaque maison de couture, une sorte de grammaire qui sert à régler les effets de présence, exprimés par les degrés d’intensité et des projections de catégories sémantiquement plus ou moins toniques. Il s’agit d’une cuisine de sens, avec des degrés, des doses différentes (plus ou moins), et des projections d’ingrédients (isotopies). L’intensité est assurée par les affects. La présence est exprimée soit par l’intensité phorique, soit par la projection des catégories provoquant des émotions éprouvées au sein de toutes les marques. Lorsque par exemple le sens est considéré comme une expérience vécue et somatisé, les jeux d’équilibre assurent la gestalt.

La spécificité de Valentino réside dans le fait que la force de l’élégance, une valeur sémantiquement atone, la rend capable de dépasser ses limites et lui permet d’accéder à une autre catégorie limite. Ungaro est la seule maison qui semble distanciée par les effets de présence et d’intensité.

L’autogestion (l’imposition des limites) est assurée, au niveau local par la marque et au niveau global par la couture et c’est ainsi que sont données les réponses aux problèmes délicats posés :

L’« antidote » pour Versace serait par exemple l’atténuation du ton hyperbolique par l’injection de catégories non marquées, afin d’assurer un meilleur équilibre.

Chez Gaultier, le /ridicule/, anti-valeur par excellence, est évité par la projection des sèmes /qualité/ et /rigueur/. Gaultier joue sur l’/être sérieux/ sans montrer l’/être/, mais en le suggérant. Ce qui est mis en avant c’est la légèreté et la fraicheur de la collection.

Pour Ungaro, l’ajout d’éléments modernes au sein de ces collections qui rappelle l’au-delà ou le passé, font un clin d’œil à aujourd’hui.

Les thèmes contemporains et réalistes qui touchent le public permettent de rapprocher la haute couture de Dior aux besoins et aux réflexions de la femme moderne.

La /douceur/ de Lacroix par les effets de surprise et les effets pathémiques éloigne le sème de /mollesse/ et garde l’intérêt du spectateur vif.

Notes
390.

cf. chapitre de notre thèse sur la présence.