3. Rythme et présence

Le fait de travailler sur les collections implique le problème de spatialité et du rythme 424  : le rythme des espaces textuels, la vitesse et le tempo, aussi bien que la dimension plastique de l’objet et l’identité propre des marques. En utilisant les marqueurs énonciatifs, tel que l’ordre (ex : telle robe qui succède ou précède une autre), le rythme est placé du point de vue de l’énonciation.

La collection peut être considérée comme un espace visio-textuel. En d’autres mots, elle acquiert les propriétés du texte. La décomposition et la segmentation du texte-espace créent des effets rythmiques. Ceux-ci sont liés à l’intersection des deux questions :

  1. celui de l’énonciation. En travaillant sur le rythme, nous nous intéresserons à la poétique, à la façon de dire, et
  2. la décomposition de l’espace texte, c'est-à-dire l’espace dans lequel l’objet (vêtement de haute couture) se situe et qui met en œuvre une interprétation globale.

Nous allons analyser les collections 2002-2003 (des maisons Dior, Gaultier, Valentino et Lacroix 425 ), comme étant les espaces textuels à organiser. Nous allons repérer les particularités rythmiques tant au plan de l’expression qu’au plan du contenu (rythmes sémantiques) et notamment l’association et articulation entre les deux plans : l’expression et le contenu.

Nous pourrions rapprocher les isotopies spécifiques au tempo et les isotopies génériques au rythme 426 et indirectement parler à l’intérieur de cette distinction, comme par exemple le tempo de l’expression et le tempo sémantique, mais aussi aux corrélations toujours en jeu. Nous allons discerner les points forts 427 , les critères de choix du découpage et donc du rythme et/ou du tempo, sa dimension spatiale avec des effets de contraction et d’expansion. Ce qui importe sont les modulations aussi bien au niveau d’expression que du contenu 428 , et des jeux rythmiques de l’accroissement ou de la décroissance des jeux des valences 429 .

Comme nous l'avons vu, Zilberberg définit le rythme et le tempo en termes de temps et d’espace. Pour le rythme, nous nous contentons de la question de l’espace.

Le rythme sera abordé aussi du point de vue du plan de l’expression 430 . Comme dans le chapitre sur la construction verbale, nous allons marquer les termes plus ou moins toniques, de façon indépendante selon qu'il s’agit d’intensité ou d’étendue. Un exemple de tonicité forte peut être provoqué par un terme saillant, qui crée un surplus de sens. Comme une sorte d’intrus, il se distingue du reste des éléments de l’espace, car il n’entre pas dans la même catégorie sémantique qu’eux, ou parce que sa différence le rend dérangeant du point de vue perceptif. Le terme saillant crée un effet de vibration qui déstabilise l’ensemble de l’espace. Il peut provenir du domaine plastique (couleurs), sémantique, ou de la couture (accessoires). Au delà de sa fonction de signe, cet élément est un formant 431 qui au-delà de sa signification initiale crée des effets de régulation de la valence. Le formant acquiert donc un double statut à la fois sémiologique et tensif.

Le rythme sera traité dans une logique à la fois de sémantique interprétative et sémiotique tensive. Nous considérons que les deux approches théoriques peuvent collaborer de façon complémentaire afin de régler les questions relatives au jeu des modulations de la signification.

Nous adoptons la thèse de Ballabriga qui corrèle également les deux approches sémiotiques afin de traiter le rythme. Le seul point qui nous différencie de lui est que nous nous intéressons aussi bien à l’expression qu’au contenu.

A l’instar de Ballabriga, nous rapprochons donc les isotopies génériques 432 au tempo sémantique. Plus le nombre d’isotopies génériques est grand, plus le tempo (sémantique) est vif et respectivement, plus le nombre d’unités est petit, plus le tempo est lent. Le rythme sera abordé comme une question de concentration des énergies telle qu’elles seront déployées dans l’espace, au niveau du plan de l’expression. La diffusion-explosion de l’énergie dynamise l’espace avec un effet de protension, et inversement l’arrêt ou ralentissement de ce flux d’énergie crée un effet de rétention. Ensuite seront étudiées les modulations des valences par les différents formants mentionnés plus haut. Lorsque l’énergie reste concentrée dans un espace limité, nous parlerons d’effet de contraction et pour le cas contraire, d’effet d’expansion.

L’espace en l’occurrence, comme dans le chapitre précédent, sera la collection en tant qu’espace-énoncé visuel. Avec un début, une fin, et des séquences, chaque espace regroupe les silhouettes appartenant à la même isotopie. L’élément qui sera placé au début de chaque espace-séquence créera un effet de répulsion et diffusera l’énergie dans une étendue plus ou moins grande, ou plus ou moins limitée. A l’intérieur de chaque espace, il existe des éléments qui retiendront cette énergie et joueront le rôle de catalyseur par les mêmes formants mentionnés plus haut. La répulsion peut être créée au début de la collection et donc expulser, et diffuser de l’énergie. Ce qui retient la force, soit perceptive, soit sémantique, est le formant qui inverse le flux de l’énergie. A l’intérieur du discours, le parcours de ces éléments-forces en interaction avec les autres démontreront les modulations des valences ainsi que l’expansion ou la contraction de l’énergie.

Notes
424.

D’un autre point de vue, le rythme et le tempo sont des éléments constituants du discours :

« Le travail d’interprétation de suites énumératives empruntées aux contextes les plus divers a mis en évidence une propriété inattendue des syntagmes sériels. Ceux-ci se prêtent souvent à deux saisies simultanées, sémantique et rythmique (ou impressive). Les objets sur lesquels portent les transformations correspondent tantôt à des représentations (page 71) sémantiques (schémas catégoriels ou schémas d’interaction), tantôt à des ensembles de configurations perceptives corrélées à des syntagmes d’états tensifs et phoriques.» (…) : « Véritable cellule rythmique, le syntagme sériel à trois termes assure l’actualisation d’une structure minimale vécue comme une séquence d’états tensifs et phoriques, faite d’attente, de surprise et de détente euphorique». GENINASCA J., La parole littéraire, op.cit. p.70 et p.77.

425.

Manque d’images pour les maisons Ungaro et Givenchy présentée dans les chapitres précédents, au site www.style.com.

426.
427.

Nous appellerons les points forts les formants plus ou moins saillants qui gagnent en intensité comme par exemple le rouge.

428.

La modulation serait l’aspect dynamique du carré sémiotique.

429.

BALLABRIGA M., « Le rythme sémantique dans un poème de Verlaine », http://www.revue-texto.net/Inedits/Ballabriga_rythme.pdf . p.5-6.

430.

Comme le dit Ballabriga, très peu de travaux concernent le plan de l’expression, idem, op.cit.

431.

« Un tel « signe » est assimilable au concept de « formant » : « employé en sémiotique, il dénomme alors une forme de l’expression quelconque, chargée de traduire une ‘’idée’’ ou une ‘’chose’’, ce qui correspond au concept de formant ». (…) « Les formants sont des reliques de discours antérieurement tenus. On les pensera comme des objets de mémoire discrets consistant en une configuration perceptive, phonétiquement et/ou phonologiquement, interprétable associée à deux ensembles de virtualités relationnelles qui en constituent la dimension sémantique », GENINASCA J., « Stylistique et sémiosis », Sémiotique et Bible, no 85, op.cit., p. 6.

432.

BALLLABRIGA M., op.cit.