Culture de masse et sociétés urbaines

Analyser la diffusion du spectacle cinématographique revient en premier lieu à s’interroger sur l’émergence de la culture de masse, expression ambiguë qui renvoie tout autant à la massification de la production culturelle qu’à la réception de cette production par la société. En France, la recherche historique sur le sujet est assez récente. Maurice Crubellier, au milieu des années 1970, en a posé les jalons. S’appuyant sur les travaux des sociologues, il proposait une lecture sociale de la diffusion de la culture de masse, qu’il faisait débuter à l’orée du XXe siècle. Selon lui, les médias ont privilégié dans un premier temps un public essentiellement populaire, avant de s’embourgeoiser à partir des années 1930 1 . La question de la nature de la culture de masse divise encore aujourd’hui les historiens. A ceux qui la considèrent comme une simple extension industrielle de la culture populaire 2 répondent ceux qui, au contraire, la voient comme le fossoyeur de la culture populaire 3 . Définir la culture de masse à l’aune de la culture populaire, notion en elle-même particulièrement équivoque 4 , s’avère finalement assez délicat.

La recherche historique s’est déplacée sur un terrain plus neutre, celui de l’analyse de la production – au sens matériel du terme – de la culture. Plusieurs historiens ont ainsi étudié minutieusement le développement des différents vecteurs culturels, particulièrement celui de l’imprimé qui avait été jusque là négligé. Leurs travaux ont nourri les synthèses qui, ces quinze dernières années, sont revenues sur la définition et la périodisation de la culture de masse 5 . Dominique Kalifa fait ainsi remonter son origine aux années 1860 avec l’affirmation de la presse à grand tirage et du livre à bon marché. Il distingue en fait un premier âge de la culture de masse, qui court jusqu’aux années 1930, d’un second âge dominé par les mass-media, radio et télévision 6 . Jean-François Sirinelli parvient aux mêmes conclusions et différencie le second XXe siècle de la période antérieure où la culture de masse est directement liée à l’action de nouveaux médias 7 . La culture de masse qui se développe dans les années 1860-1930 est donc définie avant tout par la massification de la production des biens culturels, ce qui évacue de fait la question de l’uniformisation des pratiques culturelles que la notion de culture de masse porte en creux.

Cette question trouve sa place dans l’évolution générale de la société française durant la seconde moitié du XIXe siècle. Une société qui apparaît plus homogène, sinon plus égale. La démocratisation des institutions avec l’avènement de la IIIème République et l’affirmation du suffrage universel garantissent aux français (mais non aux françaises) l’égalité politique, cela jusqu’en 1940 8 . La révolution des transports et la multiplication des lignes de chemin de fer réduisent considérablement les distances géographiques 9 , et le développement de l’enseignement contribue à niveler les inégalités culturelles les plus criantes. L’émergence de la culture de masse est de fait indissociable de l’alphabétisation générale de la population française, et l’installation de l’école de la République au début des années 1880 contribue sans conteste à l’uniformisation culturelle de la société. S’appuyant sur des manuels édités à plusieurs millions d’exemplaires, elle diffuse en effet à travers le pays un socle commun de connaissances et d’images* 10 .

*Note : MAYEUR Françoise, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, Tome III : 1789-1930, Paris, Editions Perrin collection Tempus, 2004, 777 pages. THIVEND Marianne, L’école républicaine en ville : Lyon 1870-1914, Paris, Belin, 2006, 251 pages.

Le second XIXe siècle est également caractérisé par l’avènement de la consommation de masse dont les grands magasins, à l’image du Bon marché, constituent le symbole 11 . Dans ce contexte s’affirme une consommation de plus en plus importante des produits culturels, rendue possible par la hausse relative du pouvoir d’achat en France 12 et par la place de plus en plus importante accordée aux loisirs 13 – le développement du sport 14 le montre bien – par la population. L’uniformisation, pour ne pas parler de l’acculturation, de la société française constitue sans conteste une des évolutions majeures de la seconde moitié du XIXe siècle, évolution dans laquelle la culture de masse trouve naturellement sa place.

Toutefois, une société plus homogène n’est pas nécessairement une société plus égale. La hausse relative du pouvoir d’achat ne supprime pas plus les cloisonnements sociaux que l’enseignement ne parvient à faire disparaître les cloisonnements culturels. L’accès aux loisirs, à la culture ou à la consommation dépend largement du salaire, des horaires de travail et donc de la profession. Si les termes de bourgeois et d’ouvriers masquent une réalité sociale bien plus complexe, ils n’en sont pas moins révélateurs de la profonde hiérarchie de la société française 15 . Toute la question est de déterminer si l’émergence de la culture de masse en général, et du cinéma en particulier, fait abstraction ou non des clivages sociaux et culturels. En Italie, Gabriella Turnatori croit deviner à l’intérieur des salles obscures de Turin un public « sans distinction de classe 16  » dès les années 1910. La culture de masse transcenderait donc les catégories sociales. Mais Amalia Signorelli conteste ces conclusions et défend le caractère polymorphe de la culture de masse qui, bien loin de présenter un visage uniforme, s’adapte à la diversité sociale. Tout comme les produits de consommation courante, les produits culturels « sont uniformisés du point de vue typologique et varient énormément du point de vue qualitatif » selon le prix que le consommateur peut investir 17 . Une pratique culturelle de masse n’est pas une pratique uniforme, et elle n’aboutit donc pas nécessairement à la diffusion d’une culture commune. L’espace urbain, qui concentre toute la diversité sociale et culturelle du pays, apparaît alors comme un formidable laboratoire pour étudier l’émergence de la culture de masse, à l’aune de la diffusion du spectacle cinématographique.

A l’image de la société dans son ensemble, les villes françaises se sont considérablement transformées au cours du XIXe siècle 18 . L’essor industriel et la concentration des moyens de production ont conditionné en grande partie, pour les plus grandes d’entre elles notamment, l’extension de leur territoire et l’accroissement de leur population. Cet essor s’accompagne d’un profond renouvellement des sociétés urbaines par les apports successifs de l’exode rural et de l’immigration étrangère, mais aussi de la transformation de la physionomie de la ville elle-même, avec le développement de l’urbanisation et la lancée de grands travaux dont le Paris d’Haussmann constitue l’application la plus éclatante.

Etudier la diffusion du spectacle cinématographique dans ce territoire remodelé pose d’emblée la question des espaces urbains dans leur ensemble, et de l’existence d’espaces socialement déterminés en particulier. Cette question est assurément complexe. A la suite de l’école de Chicago et des travaux pionniers de Maurice Halbwachs, historiens et sociologues se sont intéressés à la question de la différenciation sociale, sinon de la ségrégation sociale, au sein des villes 19 . La croissance urbaine du XIXe siècle s’est de fait accompagnée de la formation ou de l’affirmation de quartiers distincts. On oppose alors facilement quartiers populaires – ou ouvriers – et quartiers résidentiels – ou bourgeois– reproduisant pour la ville l’analyse marxiste de la société. Si l’horizon social de certains quartiers est clairement lisible, la plupart des espaces urbains échappent à cette vision par trop tranchée 20 . Jean-Luc Pinol l’a bien montré : plus que le quartier, c’est la rue où l’on habite, sinon le n° du logement, qui indique le mieux la position sociale des habitants 21 . La mixité sociale constitue donc une réalité tangible, sinon vécue, dans la majorité des quartiers. Mais cela n’empêche pas ces mêmes quartiers de rester déterminés par une sur-représentation ou une sous-représentation de telle ou telle catégorie sociale 22 . La différenciation sociale des espaces urbains existe donc bel et bien, mais cette notion est à manier avec prudence.

L’implantation du cinéma dans la ville pose également la question des pratiques de la ville et des déplacements urbains. Là encore, l’historiographie est revenue sur la notion de quartier populaire, quartier-village, où se déroulent pour les habitants toutes les étapes de l’existence 23 . Jean-Paul Burdy a ainsi insisté sur le fait que le quartier ne constitue pas un espace dans la ville, mais un espace de la ville 24 . La nuance est importante car elle laisse plus de champ aux mobilités. Il reste qu’en France, l’historiographie mesure avant tout les pratiques de la ville à l’échelle des déplacements professionnels 25 , ne prenant pas nécessairement en compte les déplacements liés à la consommation, matérielle ou culturelle. Or, ceux-ci contribuent sans conteste à la définition sociale de l’espace. Si bien peu de travaux existent sur les commerces urbains 26 , l’offre de loisirs est en partie connue grâce aux travaux sur le café-concert parisien. S’y distinguent notamment les établissements prestigieux des grands boulevards et les salles meilleur marché situées dans les différents quartiers de la capitale 27 . En fonction de leurs possibilités financières, mais aussi de leurs goûts, les Parisiens se déplacent ou non en dehors de leur quartier pour assister au spectacle. Il reste à déterminer si les salles de cinéma reproduisent ou non, et dans quelles conditions, cette situation. Soit que l’identité des établissements cinématographiques soit déterminée par l’horizon social de leur quartier d’implantation, soit que les établissements cinématographiques contribuent eux-mêmes à modeler l’horizon social de leur quartier.

Analyser la diffusion du spectacle cinématographique dans l’espace urbain revient donc tout autant à s’interroger sur l’émergence de la culture de masse qu’à questionner la géographie sociale de la ville.

Notes
1.

CRUBELLIER Maurice, Histoire culturelle de la France, XIX e – XX e siècles, Paris, Armand Colin, 1974, pages 252-253.

2.

Idée que l’on retrouve parfois dans les ouvrages généraux sur la société française. Voir par exemple SCHOR Ralph, Histoire de la société française au XX e siècle, Paris, Belin, 2004, page 211.

3.

BECK Robert et MADOEUF Anna [dir.], Divertissements et loisirs dans les sociétés urbaines à l’époque moderne et contemporaine, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2005, page 14.

4.

REVEL Jacques, « La culture populaire : sur les usages et les abus d’un outil historiographique » in Culturas populares : differencias, divergencias, conflictos, Actas del colloquio celebrado en la casa de Velasquez en nov-déc. 1983, Madrid, Universidad Complutense, 1986, pages 223-239.

5.

ROBIN Régine [dir.], Masses et culture de masse dans les années 30, Paris, Les éditions ouvrières, 1991, 234 pages. Rioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François, Le temps des masses. Le XXe siècle, Tome IV de L’histoire culturelle de la France, Paris, Le Seuil, 1998. KALIFA Dominique, La culture de masse en France, Tome I : 1860-1930, Paris, Editions La Découverte collection repères, 2001, 123 pages. Rioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François [dir.], La culture de masse en France de la belle époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, 461 pages. MARSEILLE Jacques et EVENO Patrick [dir.], Histoire des industries culturelles en France XIXe-XXe siècles, Paris, Association pour le développement de l’histoire économique, 2002, 477 pages.

6.

KALIFA Dominique, La culture de masse en France, op. cit., pages 3-5.

7.

SIRINELLI Jean-François « L’avènement de la culture-monde » inRioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François [dir.], La culture de masse en France de la belle époque à aujourd’hui, op. cit., page 12

8.

MAYEUR Jean-Marie, La vie politique sous la IIIe République 1870-1940, Paris, Editions du Seuil, collection Points Histoire, 1984, 445 pages.

9.

CARON François, Histoire des chemins de fer en France Tome 2 : 1883-1937, Paris, Fayard, 2005, 1029 pages.

10.

MAYEUR Françoise, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, Tome III : 1789-1930, Paris, Editions Perrin collection Tempus, 2004, 777 pages. THIVEND Marianne, L’école républicaine en ville : Lyon 1870-1914, Paris, Belin, 2006, 251 pages.

11.

MILLER Michael B., Au bon marché : 1869-1920 : le consommateur apprivoisé, Paris, Armand Colin, 1987, 237 pages. MARSEILLE Jacques [dir.], La révolution commerciale en France : du Bon marché à l’hypermarché, Paris, Le Monde éditions, 1997, 222 pages.

12.

DEWERPE Alain, Le monde du travail en France, 1800-1950, Paris, Armand Colin collection Cursus, 1998, 170 pages.

13.

CORBIN Alain [dir.], L’avènement des loisirs 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, 466 pages.

14.

DIETSCHY Paul et CLASTRES Patrick, Sport, société et culture en France du XIXe siècle à nos jours, Paris, Hachette, collection Carré Histoire, 2006, 254 pages.

15.

CHARLE Christophe, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Editions du Seuil collection Points Histoire, 1991, 398 pages. GUILLAUME Pierre, Histoire sociale de la France au XXe siècle, Paris, Masson, 1993, 237 pages. LEQUIN Yves [dir.], Histoire des français XIX e – XX e siècles, Tome 2 : La société, Paris, Armand Colin, 1983, 622 pages. NOIRIEL Gérard, Les ouvriers dans la société française, XIXe– XXe siècles, Paris, Editions du Seuil collection Points Histoire, 1986, 317 pages.

16.

TURNATORI Gabriella, « Les métamorphoses du divertissement citadin dans l’Italie réunifiée (1870-1915), in CORBIN Alain [dir.], L’avènement des loisirs 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, page 188.

17.

SIGNORELLI Amalia, « La culture de masse n’est pas une uniformisation », Mouvement social, n° 152, juillet-septembre 1990, page 6.

18.

AGULHON Maurice [dir.], Histoire de la France urbaine, Tome IV : La ville de l’âge industriel, le cycle hausmannien, Paris, Editions du Seuil collection Points Histoire, 1998, 730 pages. PINOL Jean-Luc, Le monde des villes au XIX e siècle, Paris, Hachette, 1991, 230 pages. POUSSOU Jean-Pierre, La croissance des villes au XIX e siècle. France, Royaume-Uni, Etats-Unis et pays germaniques, Paris, SEDES, 1992, 502 pages. PINOL Jean-Luc [dir.], Histoire de l’Europe urbaine, Tome II : De l’ancien régime à nos jours, Paris, Editions du Seuil, 2003, 889 pages.

19.

BRUN Jacques et RHEIN Catherine [éd.], La ségrégation dans la ville. Concepts et mesures, Paris, L’Harmattan, 1994, 258 pages. HAUMONT Nicole et LEVY Jean-Pierre [dir.], La ville éclatée, quartiers et peuplement, Paris, L’Harmattan, 1994, 258 pages. FOURCAUT Annie [dir.], La ville divisée. Les ségrégations urbaines en question, France XVIII e -XX e siècles, Grâne, Créaphis, 1996, 465 pages.

20.

FAURE Alain, « Réflexions sur les ambiguïtés du quartier populaire (Paris, 1880-1914) », Histoire, Economie et Société n° 3, Lectures de la ville XV e -XX e siècles, 1994, pages 449-456.

21.

PINOL Jean-Luc, Les mobilités de la grande ville. Lyon (fin XIX e -début XX e siècle), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991, 431 pages.

22.

PINOL Jean-Luc, Espace social et espace politique. Lyon à l’époque du Front populaire, Lyon, P.U.L., 1980, 214 pages.

23.

GRIBAUDI Maurizio, Itinéraires ouvriers : espaces et groupes sociaux à Turin au début du XX e siècle, Paris, Editions de l’EHESS, 1987, 264 pages. Voir aussi SALLA Daniel, « Le quartier comme territoire et comme représentation : les "barrières" ouvrières de Turin au début du XXe siècle », LEQUIN Yves [dir.], Ouvriers dans la ville, Mouvement social n° 118, janvier-mars 1982, pages 79-97. 

24.

BURDY Jean-Paul, « La monographie de quartier en histoire urbaine : quelques éléments de bilan sur une recherche stéphanoise », Histoire, Economie et Société n° 3, Lectures de la ville XV e -XX e siècles, 1994, pages 441-448.

25.

FAURE Alain, « Les déplacements de travail chez les ouvriers parisiens 1880-1914 » in MAGRI Susana et TOPALOV Christian [ed.], Villes ouvrières 1900-1950, Paris, L’Harmattan, 1989, pages 93-107.

26.

Une ou deux exceptions : COQUERY Natacha [ed.], La boutique et la ville. Commerces, commerçants, espaces et clientèles, XVI e -XX e siècles, Tours, Publication de l’Université François Rabelais, 2000, 505 pages. ANGLERAUD Bernadette, « La petite boutique dans la ville : les boulangers de Lyon au XIXe siècle » in FOURCAUT Annie [dir.], La ville divisée, op. cit., pages 395-409.

27.

CSERGO Julia, « Extension et mutation du loisir citadin, Paris XIXe siècle – début XXe siècle », in CORBIN Alain [dir.], L’avènement des loisirs 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, pages 121-170. MOLLIER Jean-Yves, « Le parfum de la belle époque », inRioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François [dir.], La culture de masse en France de la belle époque à aujourd’hui, op. cit., pages 96-98.